LE PONTIFICAT de LÊ VĂN TRUNG

 

* Gustave Meillon

1. " LES FÊTES DE L'AVENEMENT "

Dans le même temps où les dirigeants caodaïstes se préoccupent de régulariser et de normaliser leurs rapports avec les pouvoirs publics, la nécessité se fait pour eux plus pressante de trouver un édifice qu'ils puissent utiliser comme lieu de culte central. Leur effort de propagande, d'abord plus ou moins occulte, et maintenant poursuivi au grand jour, remporte un succès tel que les oratoires existants ne suffisent plus, que ceux-ci soient installés provisoirement chez les particuliers convertis ou qu'ils bénéficient de l'hospitalité de certains sanctuaires bouddhiques.

Les premières cérémonies du culte naissant eu pour cadre, à la capitale, la pagode de Cho-Gao. Au début, personne ne s'y était opposé. Mais l'afflux des assistants fit très vite que les fidèles bouddhistes éprouvèrent une gêne croissante dans leurs propres dévotions, et prirent figure d'occupants secondaires, alors qu'ils avaient fourni les fonds pour la construction de l'édifice et qu'ils étaient propriétaires. Ils finirent par donner libre cours à leur mécontentement, puis se fâchèrent ouvertement, et réclamèrent le retour du sanctuaire à sa destination première. Il fallut leur donner satisfaction.

La région de Sài-gon n'offrant aucune possibilité dans un avenir rapproché, le Supérieur de Cho-gao, Giac Hai, proposa une solution encore provisoire. Il avait recueilli des sommes destinées à l'achat d'un terrain et à la construction d'une autre pagode au hameau de Go-ken, à Tây-ninh, à une centaine de kilomètres au Nord-Ouest de Sài-gon. Cette pagode, dénommée Tu-Lâm-Tu, était achevée. Mais les dépenses engagées dépassaient sensiblement le montant des contributions obtenues, de sorte que le bonze se trouvait en présence d'un déficit qu'il cherchait à combler. Sympathisant, sinon converti à la nouvelle croyance, il jugea profitable, afin de se procurer les fonds qui lui faisaient encore défaut, de la louer pendant un certain temps aux dirigeants caodaïstes, qui se hâtèrent d'accepter, car ils désiraient, sans plus attendre, manifester publiquement leur existence en organisant des " fêtes de l'Avènement ".

Les adversaires du Caodaïsme ont voulu voir dans ce déplacement, chez Lê van Trung et ses corréligionnaires, une volonté délibérée de prendre leurs distances vis-à-vis du pouvoir central. Si, en effet, le gouvernement n'a pas opposé son véto à l'exercice de la religion, il ne l'a cependant ni reconnue ni autorisée, et demeure dans une prudente expectative. Dès lors, Trung et ses amis auraient entrevu des difficultés prochaines avec l'administration et, dans cette éventualité, estimé préférable de s'éloigner de la capitale pour aller s'installer en un endroit relativement reculé, près d'une région accidentée et boisée, qui leur offrirait, en cas de nécessité, un refuge sûr, une position de résistance solide.

A posteriori, une telle raison peut trouver sa justification. Mais, sans pour cela rejeter un tel mobile, examinons la situation de façon plus réaliste.

Jusqu'ici, rien ne laisse prévoir les entraves et les interdictions que les pouvoirs publics élèveront par la suite : On peut tout aussi bien imaginer que ceux-ci, mieux éclairés, sortiront de leur réserve et adopteront une attitude sympathique, voire favorable. De plus, le choix de Tây-Ninh, à l'écart de la plupart des voies de communication et des provinces riches et peuplées du Centre et de l'Ouest, a certainement soulevé des objections de la part de certains dirigeants, qui n'ont pas manqué d'y voir un obstacle à la venue des adeptes, une difficulté dans les liaison à assurer et, par conséquent,des éléments susceptibles de desservir la propagation de la foi.

La solution proposée par le Supérieur Giac Hai, bien sûr provisoire, permettait de parer au plus pressé, et de disposer sans délai du lieu de culte qui faisait défaut. Elle rapprochait les caodaïstes du sanctuaire installé sur la montagne Bà-den, à quelques kilomètres de Tây-ninh, où maintes fois dans l'année se pressent les pélerins venus parfois de fort loin pour manifester leur dévotion envers la Dame miraculeuse de ce site pittoresque. Elle les plaçait aussi à proximité des frontières du Cambodge, ce qui ne manquerait pas d'attirer la population foncièrement religieuse de ce pays.

Tout bien pesé, et les rares possibilités d'installation à Sài-gon apparaissant éloignées, limitées et coûteuses, Tây-ninh méritait d'être retenu. L'avenir montrera que ce choix, imposé par les circonstances, se révéla judicieux et profitable.

Une fois la décision prise, les fêtes dites de l'Avènement, destinées à asseoir le Caodaïsme, ne peuvent ni ne doivent tarder. La doctrine, encore flottante en bien des points, a besoin d'être précisée, concrétisée. Il faut assurer la coordination des diverses manifestations spirites organisées ici et là. Il convient de rassembler les messages recueillis, et d'opérer un tri parmi ceux-ci afin d'en déceler et écarter les " supercheries du démon ". Il importe de mettre un frein à des pratiques spirites inconsidérées, de les placer sous une autorité reconnue. Un véritable corps sacerdotal doit enfin être présenté et installé dans ses fonctions. Alors seulement la religion naissante fera figure de véritable croyance et prendra place parmi celles existant déjà dans le pays, ce qui conduira l'administration à la reconnaître officiellement. Quant aux adeptes, dont le nombre ne cesse de croître, ils auront ainsi conscience de la force qu'ils représentent, et beaucoup d'entre eux pourront devenir des missionnaires convaincus.

Tel est l'objet des fêtes prévues. Leur préparation minutieuse s'accompagne d'une propagande intelligente et intense. On y invite les plus hautes autorités de la colonie : Gouverneur Général de l'Indochine, Gouverneur de la Cochinchine, Directeurs et Chefs des différents services. On y convie toutes les notabilités françaises et viêtnamiennes de la Cochinchine. Une telle activité suscite les réactions les plus diverses. Dans les sphères administratives, on se montre divisé : certains ne cachent pas leur sympathie envers ce mouvement, tandis que d'autres expriment des avis soit réservés, soit défavorables.

La date des cérémonies ayant été fixée aux 18, 19, et 20 novembre 1926(1), les tournées de propagande prennent fin le 14 novembre, afin de permettre au plus grand nombre de personnes de se retrouver à Go-Ken dès le début des festivités prévues. Les abords immédiats de la pagode Tu-Lâm-Tu sont dégagés et aménagés pour permettre à la foule de se mouvoir et de se rassembler aussi librement que possible.

C'est ainsi que, durant les trois journées prévues, les diverses manifestations envisagées se déroulent avec le concours de milliers d'adeptes, de curieux et d'observateurs venus de toutes les provinces du sud(2). Pour la première fois, les dignitaires arborent les tenues rituelles correspondant à leurs grades et dont le dessin est plus ou moins inspiré de l'imagerie et du théâtre sino-viêtnamiens. Les cérémonies se succèdent, éblouissantes, avec un faste rappelant celui du catholicisme. Le Sacerdoce est définitivement institué, et le Code religieux promulgué. Sept organismes apparaissent, assemblage relativement complexe devant fonctionner selon des règles et une pompe bien propres à frapper l'esprit de la population. On prévoit la création d'une école de formation du clergé, que fréquenteront, par roulement, les prêtres venus de toutes les provinces, pour y effectuer des périodes d'instruction d'une durée de 45 jours, obligatoires pour leur avancement en grade. Enfin, au point de vue administratif, cinq personnalités auront la charge du " gouvernement " de la secte :

- Pham Công Tac, gardien des Lois, grand maître des Rites et de la Justice, Supérieur du corps

des médiums ;

- Le Phu ( préfet ) Nguyên ngoc Tuong, Directeur du Cabinet des Affaires Intérieures ;

- Le Phu en retraite Lê Ba Trang, Directeur spirituel ;

- Le Huyen ( sous-préfet ) honoraire Nguyên ngoc Tho, Directeur des constructions ;

- Madame Lâm thi Thanh, Directrice du budget.

Quant à Lê van Trung, il se voit désigné pour le poste le plus élévé de la hiérarchie sacerdotale. Il aurait dû normalement devenir le Giao-Tông, c'est-à-dire le Souverain Pontife, le Pape. Mais l'Esprit Ly Thai Bach ayant manifesté sa volonté de porter lui-même ce titre, Lê van Trung ne pourra être que le " Quyên-giao-tông ", ou Pape par intérime. En fait, ce dernier agira en véritable supérieur du Caodaïsme ; il en sera le " Pape temporel ".

Au cours de ces festivités, une présence attire plus spécialement l'attention : celle du Capitaine Claude Monet, que l'on qualifie de " grand spirite français ".

Certains milieux européens ont parfois présenté le Capitaine Monet comme " l'inventeur " du Caodaïsme. Ainsi, dans son numéro du 17 novembre 1926, le Courrier d'Haiphong, informant des lecteurs des cérémonies de Go-Ken, écrit :

" Hier, 17 novembre, fut inaugurée à Tây-Ninh une pagode consacrée au nouveau culte trouvé par le Capitaine Monet ".

De son côté, France-Indochine,le 24 novembre de la même année, fait état d'une " nouvelle religion appelée Dai-Dao Tam Ky Phô-Dô " ou " Troisième amnistie de Dieu ", dont l'apôtre serait Monet et Lê van Trung " un des grands prêtres ". Ce faisant , l'on accorde au premier un rôle plus important que celui qu'il paraît avoir réellement joué en la circonstance.

Monet assiste aux fêtes de novembre 1926 alors qu'il effectue son quatrième séjour en Indochine. De religion protestante, il s'intéresse depuis longtemps déjà au développement moral et intellectuel de la jeunesse viêtnamienne, et il entend le faire dans le respect des croyances et des traditions locales. Le 6 mai 1992, nanti de l'autorisation du Résident Supérieur au Tonkin, il a fondé, dans ce but, à Hà-nôi, le " Foyer des Etudiants annamites "(4), mais les résultats obtenus se sont révelés plutôt décevants, et il est rentré en France en 1924. Son activité a soulevé des critiques ; elle lui a été reprochée notament par L'Avenir du Tonkin, organe des missions catholiques et, dans une lettre au directeur de ce journal, il s'est efforcé de se justifier en soulignant son souci d' " adaptation de l'esprit chrétien aux religions d'Annam ". Dans sa " réponse à M.

Dandolo ", publiée à Hanoï en 1923, on note les passages suivantes :

" Je crois aussi que les Extrêmes-Orientaux auraient beaucoup à gagner par la connaissance et la pratique des principes chrétiens qui viendraient revivifier, confirmer et singulièrement élever et développer ceux du grand saint inspiré que fut Bouddha. " " C'est pourquoi, après une série de conférences sur la civilisation orientale où je m'efforce de rattacher les Annamites à leur passé en leur rappelant les grandes beautés des enseignements de Confucius, Lao-Tseu, Bouddhah..., je m'applique ensuite à les diriger sur l'avenir par une série sur la civilisation occidentale où nous étudions l'influence de la grande figure du Christ que nous leur présentons pour terminer. "

Evidemment, on peut découvrir dans ces écrits une amorce du Caodaïsle, mais faire de leur auteur l'apôtre de cette religion, c'est franchir un pas immense. Quelques-uns des premiers adeptes ont certainement suivi des cheminements comparables, étant à la fois viêtnamiens et catholiques. Nous ne citerons, pour mémoire, que le plus talentueux de leurs médiums, Pham Công Tac, appelé aux plus hautes fonctions au sein de la nouvelle religion. Paul Monet ne pouvait pas, de toute façon, dans de telles conditions, ne pas s'intéresser au Caodaïsme. De retour en Indochine en 1926, il assiste aux " Fêtes de l'Avènement ", et les dirigeants caodaïstes font grand bruit autour de sa présence. Il participera ensuite à bon nombre de séances de spiritisme. Au cours de l'une d'elles, organisée par le Cardinal Nguyên ngoc Tho, le 28 octobre 1926, en compagnie de Vidal, " un original spirite, fervent caodaïste, profiteur après avoir été protestant et franc-maçon qui l'escorte partout et l'assiste dans ses conférences ", Cao-Dài, par le truchement de la corbeille à bec s'adresse à lui en ces termes :

" Monet, tu es désigné par Moi pour accomplir une tâche ingrate mais humanitaire. Tu relèves par tes nobles sentiments la décadence d'une race millénaire qui a sa civilisation. "

" Tu te sacrifies pour lui donner une vraie morale. Voilà une toute faite pour ton oeuvre. Lis toutes mes saintes paroles, cette doctrine sera universelle. Si l'humanité la pratique, ce sera la paix promise pour toutes les races. Tu fera connaître à la France que l'Annam est digne d'elle... "

L'activité religieuse du Capitaine Monet se double, à l'époque, d'une action politique fort discutée(5). A la suite de certaines difficultés avec Bùi Quang Chiêu et Nguyên Phan Long, - caodaïstes, et tous deux animateurs du parti constitutionnaliste, il reviendra en France en juin 1927 et s'installera à Toulon, où il fondera un " Institut Franco-Annamite " qui ne comptera que deux élèves. Il restera toutefois en relation avec les dirigeants du caodaïsme ; il sera mÅme leur intermédiaire en France et, à l'occasion, leur conseiller ainsi qu'en témoigne l'extrait suivant d'une lettre adressée de Toulon, le 9 juin 1928, au dignitaire NguyÅn ngoc Tho:

" ... Eviter soigneusement toute pratique spirite publique dont le danger est grand, consacrer les réunions exclusivement à l'élévation des âmes par les chants religieux, la prière, travailler à la diffusion de cet enseignement en pensant à toutes les sources, car tous les Grands Maîtres de l'humanité sont en parfait accord pour nous enseigner l'amour fraternel des hommes. S'abtenir très soigneusement de toutes incursions sur le domaine politique ainsi que le Christ et Bouddha n'ont cessé de nous en donner l'exemple. Proscrire impitoyablement les hommes ( et ils sont nombreux ) qui se glisseront parmi vous pour faire servir votre cause à celle de leur orgueil et de leur cupidité... "

Sans vouloir en rien diminuer ni méconnaître le rôle joué par Paul Monet en la circonstance, on ne peut s'empêcher de penser que les organisateurs des " Fêtes de l'Avènement ", déjà en contact avec lui, virent dans sa présence un encouragement à aller de l'avant, et utilisèrent celle-ci pour montrer à leurs compatriotes qu'ils bénéficiaient de l'appui des spirites français, élément propre à rallier à leur cause certains hésitants. Un tel calcul se conçoit fort bien et n'a rien de déshonorant. Sympathisant et, comme l'on disait alors, annamitophile, Paul Monet se voyait tout naturellement conduit à apporter son appui à un mouvement allant dans le sens de ses propres convitions. Et, de fait, il ne rompera jamais avec lui, même après sa retraite dans le Sud de la France.

 

2. LE SAINT-SIEGE DE TÂY-NINH

 

Il faut à Lê Van Trung, premier vicaire de Cao-Dài, un Saint-Siège imposant, digne de ce nom, à la mesure à la fois des ambitions des promoteurs et de l'avenir brillant auquel semble promise la nouvelle religion. Les foules considérables qui ont afflué à Go-Ken pour les fêtes de novembre autorisent la mise à l'étude de projets audacieux, en même temps qu'ellles apportent une justification aux espérances des plus hauts dignitaires.

Or, une ombre plane sur le souvenir des cérémonies de l'Avènement. Bien qu'un voile discret ait permis d'éviter la publicité qui aurait pu être donnée aux troubles et mouvements divers survenus à la pagode Tu-Lâm-Tu dans la nuit du 18 novembre, un mécontentement se développe parmi les bouddhistes soucieux de conserver à celle-ci sa destination première. Ne dit-on pas que le fondateur Ngô Van Chiêu avait prévu ces troubles, et qu'il aurait fait part de sa prémonition à quelques-uns de ses proches, parmi lesquels un fervent bouddhiste, M. Mai Tho Truyên .

Le Supérieur de cette pagode se voit de plus en plus fortement pressé par ses fidèles de réclamer le retrait des nouveaux occupants, et surtout par ceux qui ont subventionné la construction de l'édifice : tous s'élèvent contre son affectation, même provisoire, à un culte différent de celui auquel il était destiné, et ceci d'autant plus vivement qu'ils n'avaient pas été consultés par le Supérieur Giac Hai sur les conditions de l'accord intervenu. Quant aux dirigeants caodaïstes, conscients des difficultés soulevées, estimant aussi que ni le lieu ni ses abords n'offrent de possibilités d'extension suffisantes, ils décident de faire droit aux revendications présentées, sans autre forme de procès. Y avait-il eu un contrat de location en bonne et due forme, ou simplement entente tacite d'occupation entre les parties ? Nul ne saura sans doute jamais préciser exactement la nature de l'accord intervenu, dont la rupture, en tout cas, s'effectue sinon sereinement de part et d'autre, du moins sans susciter de difficulté majeure.

Heureusement, la région de Tây-ninh ne manque pas de terres disponibles, occupées seulement par la forêt, et les messages de Cao-Dài viennent guider les fidèles en quête d'un emplacement convenable. Un certain Cao Van Diên vient précisément d'obtenir de l'administration, en cette même année 1926, une concession provisoire, d'une superficie de 96 hectares et 67 ares, située sur le territoire du village de Long-thành, à 4 kilomètres au Sud-Est du chef-lieu de la province. Les pourparlers s'engagent alors que dix hectares seulement de forêt ont à peine été défrichés. Ils aboutissent, en mars 1927, à la vente de ce terrain, pour la somme de

25 000 piastres, à Madame Lâm Thi Thanh, riche propriétaire de Vinh-Long, épouse divorcée du Sieur Monnier, convertie de la première heure, compagne du dignitaire Nguyên Ngoc Tho et chargée des questions financières de la secte. Mais la mutation ne pourra pas être enregistrée au livre foncier et aucun titre de propriété ne sera délivré, car la concession obtenue par Cao Van Diên a été effectuée sous le régime des arrêtés des 27 décembre 1913 et 11 novembre 1914, et son bénéficiaire ne s'est pas encore acquitté, au moment de la vente, des obligations qui lui incombent au cahier des charges.

La précarité d'une telle propriété n'inquiète pas outre mesure les dirigeants caodaïstes, tenus de libérer Go-Ken au plus vite, de même qu'elle ne les empêche aucunement de se mettre immédiatement au travail pour installer et aménager leur Vatican.

Toujours sur les indications des Esprits, - en particulier, un message de Ly Thai Bach au chef des médiums Pham Công Tac, - et grâce à la collaboration active et empressée de plusieurs dignitaires ayant acquis des titres de noblesse dans l'exercice du métier d'entrepreneur de travaux publics, l'on dresse des plans grandioses, qui dépassent tellement les ressources disponibles qu'il faudra les diviser et réduire à plusieurs reprises. Des constructions hâtives resteront provisoires durant plus de vingt ans. D'autres difficultés survenant, d'ordre interne d'abord, puis dans les relations avec les autorités de la colonie, enfin du fait de la seconde guerre mondiale et de ses conséquences, l'inauguration du Saint-Siège de Tây-ninh n'aura lieu qu'au début de 1955, au cours de festivités qui se dérouleront du 28 janvier au 8 février.

Dès la prise de possession de la concession Cao Van Diên, tout le monde se met à l'oeuvre, avec enthousiasme, pour défricher et bâtir. Des délégués sillonnent les provinces, en appelant aux bonnes volontés, recueillant des fonds, sollicitant des journées de travail bénévole. Nguyên Ngoc Tho assure la direction des travaux. Madame Lâm Thi Thanh, pour sa part, contribue largement aux dépenses en effectuant des dons en espèces d'un montant total de plus de 30 000 piastres, somme fort honorable pour l'époque. Une foule sans cesse renouvelée de pélerins viennent offrir leurs bras, stimulés par les déléguées, qui, inlassablement se déplacent pour appeler à l'aide et procéder aux conversions(6).

Le député de la cochinchine, Ernest Outrey, écrira dans un article du Midi Colonial, le 28 août 1930 :

" J'ai pu me rendre compte de toute l'étendue du mouvement au cours de mes randonnées en Cochinchine, il y a deux ans et demi... Les foules viennent nombreuses aux appels des missionnaires caodaïstes et contribuent très largement à l'oeuvre d'organisation et de développement... "

Bientôt, les constructions réalisées permettent la libération de la pagode de Go-Ken. Doté d'un Saint-Siège, muni d'un code religieux, pourvu d'un corps sacerdotal, déjà assuré de l'appui d'une fraction de la population, et mettant à profit l'embarras où se débat l'administratin, le Caodaïsme peut désormais se présenter au public comme une religion organisée, et travailler à la consolidation de ses assises.

Les Esprits supérieurs, pour leur part, ont dicté l'essentiel de leurs instructions. Leurs messages se font plus rares, et les autorités maintenant en place s'attachent à parfaire l'oeuvre entreprise. Un véritable gouvernement religieux s'installe, s'organise progressivement, nomme ses représentants dans toutes les agglomérations de quelque importance. En France, faisant écho aux journaux publiés en Indochine, des revues à fort tirage tiennent, elles aussi, à informer leurs lecteurs de l'existence du nouveau mouvement, témoin l'Illustration qui, le 5 mai 1928, publie un long reportage de son envoyé Jean Rodes, sur " Une nouvelle religion en Indochine "(7).

Dès cette époque, les responsables de l'ordre public dans la colonie éprouvent de graves inquiétudes. Le nombre des conversions annoncés approche du demi-million, pour une population de quatre millions d'habitants..(8). Comme des messages sujets à caution mais attribués aux Esprits commencent à circuler sous le manteau, et que la teneur de ceux-ci présente un caractère diversement qualifié de nationaliste ou de révolutionnaire, les adversaires plus ou moins avoués du Caodaïsme font valoir le danger encouru et réclament l'adoption de mesures rigoureuses, allant jusqu'à l'interdiction de cette religion. Mais l'attitude de l'administration demeure plutôt conciliante.

 

3. PREMIERES DIFFICULTES.

 

La vérité nous oblige à dire qu'il n'existe pas, en Cochinchine même, que des sujets de satisfaction pour les dirigeants caodaïstes. Certes, des fonctionnaires français d'autorité, tel l'administrateur chef de la province de Tây-ninh, laissent entendre, par leur comportement, qu'ils éprovent une réelle sympathie envers cette nouvelle manifestation du spiritisme. D'autres français clament ouvertement leur vive admiration. A l'opposé, les critiques ne font pas défaut : elles vont jusqu'à présenter le Caodaïsme comme un rassemblement hostile à la présence de la France en Indochine, ou même comme un mouvement révolutionnaire, et cela sous le couvert d'un syncrétisme religieux grossièrement bâti. L'incertitude aidant, l'inquiétude grandit.

A Paris, le Ministère des Colonies s'interroge. Il demande des éclaircissements à Hà-nôi, où siège le Gouverneur Général, lequel s'adresse à son subordonné, le Gouverneur de la Cochinchine. La réponse parvient, fin avril 1927, en deux temps. Un télégramme affirme d'abord que la " propagande caodaïste est enrayée et n'a jusqu'ici d'ailleurs aucun caractère anti-français ". Puis un rapport en date du 28 avril confirme les termes de ce télégramme en fait justice de toutes les accusations avancées, en ce qui concerne aussi bien l'hostilité à la France que l'appartenance au communisme(9).

D'une manière générale, le gouverneur demeure prudent et réservé. Il se contente de se tenir informé des activités de la secte, d'en noter son développement, de suivre de près les déplacements et la propagande des dirigeants. L'exercice du culte demeure libre, quel que soit le nombre de personnes réunies pour assister aux cérémonies. Parfois, peut-être par prudence ou pour montrer leur bonne foi, les organisateurs sollicitent l'autorisation de rassembler les fidèles ou de construire de nouveaux oratoires. Ces autorisations sont accordées avec libéralité. Alors, les adversaires protestent, accusent les pouvoirs publics d'accorder leur protection à la secte. Ce faisant, ils dénaturent sensiblement la réalité, car l'on ne saurait considérer un tel libéralisme comme équivalent à une protection.

Le nouveau gouverneur, Blanchard de la Brosse, entend poursuivre la même politique, malgré les protestations de quelques français influents. A défaut de textes précis lui enjoignant de prendre nettement position, il décide de mesures destinées à lui fournir une connaissance plus précise de l'étonnante extension poursuivie par le Caodaïsme. C'est ainsi que, dans ce but, les oratoires ne pourront plus désormais être crées qu'après avoir obtenu son autorisation espresse, et les demandes d'ouverture de nouveaux lieux de culte devront porter la signature de Lê Van Trung. Conséquence : ce dernier devient officiellement le représentant de ses corréligionnaires auprès des pouvoirs publics, et son prestige bénéficie très largement de ce rôle d'intermédiaire agrée.

En exécution de ces dispositions, le 6 mai 1927, Trung soumet au gouverneur une demande d'ouverture de 21 oratoires : 2 à Sài-gon, 5 à Gia-dinh, 6 à Cho-lon, 2 à Bên-tre, 2 à My-tho, 1 à Vinh-long, 1 à Sa-déc, 1 à Biên-hoà et 1 à Tây-ninh. L'on procède aux enquêtes prescrites, à la suite desquelles la création de 9 oratoires est autorisée le 21 juillet, et de 6 autres les 6 et 11 août. Le 1er décembre suivant, 5 nouveaux lieux de culte peuvent ouvrir leurs portes aux fidèles. La masse de la population voit tout naturellement dans ces autorisations une reconnaissance officielle de facto de la nouvelle croyance.

Les instructions adressées par le Gouverneur aux administrateurs chefs de province témoignent d'un même esprit de libéralité et de prudence. Elles rappellent les articles 291, 292 et 294 du Code Pénal, modifiés par le décret du 31 décembre 1912, qui traitent des conditions de fonctionnement des lieux de culte et règlementent l'exercice du droit de réunion. Elles précisent en outre que :

1° ) Pour toutes les cérémonies devant réunir plus de 20 personnes, les organisateurs devront aviser les autorités locales du jour et de l'heure de la réunion, et cela au moins trois jours à l'avance ;

2°) Toutes les manifestations de spiritisme, de sorcellerie, de magnétisme et toutes allusions politiques ou tendancieuses sont interdites ;

3°) Les adeptes sont libres de célébrer le culte à leur domicile, à condition de ne pas comporter de cérémonies tapageuses ouvertes au public.

" L'administration locale témoignait ainsi du désir de ne pas faire échec, sans information préalable, à une tentative suspecte dans son principe, mais susceptible d'entraîner l'adhésion sincère de la population annamite et de promouvoir une rénovation de la foi religieuse traditionnelle. "

A l'expérience pourtant, ces instructions se révèleront peu efficaces, et les autorités coloniales resteront relativement mal informées des activités caodaïstes. Pour quelles raisons ? On sait déjà que beaucoup de fonctionnaires viêtnamiens ont très vite adhéré au mouvement, et il faut entendre ce terme de " fonctionnaires " dans un sens très étendu : il ne désigne pas seulement les salariés de l'administration : chefs de circonscriptions, délégués administratifs, chefs de bureau, et secrétaires de tout grade ; il s'applique également à toutes les notabilités exerçant des fonctions administratives, chefs de canton par exmple, et membres des conseils des notables dans les villages. Par ailleurs, en dehors même des adeptes, la plupart des autres agents de l'administration avaient bien des raisons de demeurer dans une attitude de prudente passivité, sinon d'inertie bienveillante : intérêt suscité par le mouvement, identité d'ensemble entre le dogme de la nouvelle religion d'une part et les conceptions métaphysiques et les tendances syncrétistes du peuple viêtnamien d'autre part, répugnance certaine à agir au profit de hautes autorités étrangères contre une entreprise à caractère nettement national, et parfois aussi crainte de représailles éventuelles de la part des propagandistes les plus zélés. Un tel comportement se comprend d'autant mieux que le gouvernement colonial, ainsi que nous l'avons signalé, ne prenait pas, lui non plus, nettement position, que certains administrateurs et notabilités françaises ne cachaient nullement leurs sympathies pour le Caodaïsme, et que le gouverneur autorisait progressivement l'ouverture d'oratoires de plus en plus nombreux, en des points les plus divers du territoire soumis à son autorité.

Attaqué au dehors, le Caodaïsme éprouve, en même temps, ses premières graves difficultés intérieures. A la vérité, dès que l'on quitte le domaine des grands principes spirituels, et surtout dès que l'on passe dans le domaine temporel, l'unité cesse d'exister, et cela déjà au moment de la déclaration officielle de 1926.

Nous avons, précédemment, assisté à l'effacement de Ngô Van Chiêu(10) et à sa retraite à Cân-tho. Peu après les fêtes grandioses de l'Avènement, une mésentente surgit entre quelques-uns des principaux dignitaires, mécontents, semble-t-il, de la répartition des responsabilités et des titres, et plus ou moins déçus dans leurs ambitions, car jugeant mériter mieux que ce dont ils ont été gratifiés. Deux des convertis de la première heure se retirent,qui faisaient partie du groupe des " douze apôtres "(11) : le directeur d'école Doàn Van Bau et le phu Vuong Quang Ky, entraînant à leur suite un petit groupe de fidèles. Mais ils n'entendent pas, pour autant, entrer réellement en dissidence, ni constituer une branche schismatique.

Malgré la personnalité marquante de leurs auteurs, ces premiers départs semblent ne guère affecter Tây-ninh, qui continue à jouir d'un prestige et d'appuis croissants. Tout au plus signale-t-on qu'au cours des années 1927 et suivantes, les foules se pressent moins nombreuses et moins enthousiastes à l'oratoire central pour assister aux cérémonies qui s'y déroulent à l'occasion des grandes fêtes périodiques.

La direction des affaires de la Secte se trouve alors entre les mains d'un Comité restreint présidé par le " Pape intérimaire " Lê Van Trung, assisté de quatre hauts dignitaires connus : les cardinaux et archevêques principaux Lê Ba Trang, Nguyên Ngoc Tuong, Nguyên Ngoc Tho et Lâm Thi Thanh.

Lê Ba Trang pourvoit à la conduite spirituelle des dignitaires et les adeptes : il se trouve à la tête du département de la Justice ; il a la charge de résoudre les constestations survenant entre les corréligionnaires, d'organiser les cérémonies et les fêtes, et de veiller à la tenue d'un état-civil religieux pour les baptêmes, mariages et décès. Nguyên Ngoc Tuong dirige le cabinet dit " des affaires intérieures " ; à ce titre, il assure l'enseignement religieux et moral des adeptes, veille à l'instruction des enfants, traite des questions relatives aux oratoires ; la bonne marche d'un service médical et la mise en valeur des terrains appartenant à la collectivité entrent également dans ses attributions. Nguyên Ngoc Tho fait office de Ministre des Travaux Publics, fonctions d'autant plus importantes que les constructions et aménagements continuent de battre leur plein. De Madame Lâm Thi Thanh, enfin, dont on sait la fortune, relèvent toutes les questions relatives aux finances et au ravitaillement de toutes les personnes vivant et travaillant au Saint-Siège.

Au cours de 1929, il apparaît que les autorités civiles raidissent quelque peu leur attitude. Est-ce la conséquence des mutations survenues à la tête de la Colonie, Gouverneur Général et Gouverneur de la Cochinchine ? Une circulaire en date du 10 juillet ordonne que la totalité des pagodes utilisées comme temples caodaïstes soient rendues au culte bouddhique, et prescrit de solutionner les questions soulevées par l'occupation des terrains sur lesquels des temples ont été construits. Une seconde circulaire, le 30 août, prescrit aux administrateurs de ne plus autoriser dans leurs provinces l'ouverture de nouveaux oratoires, afin d'éviter de laisser entendre que, ce faisant, ils reconnaissent implicitement la secte.

Et le Gouverneur Krautheimer de conclure :

" Les manifestations ou cérémonies caodaïstes relèvent du droit commun applicable aux réunions et le Chef d'Administration n'a pas à intervenir pour reconnaître aux locaux affectés à ces manifestations le caractère d'un édifice religieux permanent, régulièrement et publiquement ouvert aux personnes d'une même confession."

Pourtant, malgré ces difficultés, une Revue Caodaïste commence à paraître en juillet 1930. Elle publie de véritables communiqués de victoire, annonçant dans son premier numéro qu'un demi-million de personnes de différentes nationalités ont embrassé la foi caodaïste. Même satisfaction exprimée en septembre :

" ... après quatre années d'existence, le Caodaïsme compte déjà un demi-million d'adeptes. Et malgré les multiples obstacles semés sur son chemin, il continue toujours sa marche triomphante... "(12)

Ces obstacles ne proviennent pas seulement des mesures décidées par l'administration. Des rivalités personnelles continuent à diviser les principaux dignitaires. Des divergences de doctrine se font jour. Surtout, la gestion des biens de la communauté donne prise à des remarques défavorables diversement fondées, progressivement moins voilées. Tout ceci crée un climat difficile, refroidit le zèle des adeptes, réduit le rythme des conversions. Des caodaïstes en viennent à déposer des plaintes en justice contre Lê Van Trung, accusé d'indélicatesse.

Faisant suite à un étonnant développement, une crise aussi grave que long - elle durera cinq années environ - va menacer dangereusement l'avenir du Caodaïsme.