III - LE PONTIFICAT DE LÊ VAN TRUNG

1. " LES FÊTES DE L'AVENEMENT "

 

Dans le même temps où les dirigeants caodaïstes se préoccupent de régulariser et de normaliser leurs rapports avec les pouvoirs publics, la nécessité se fait pour eux plus pressante de trouver un édifice qu'ils puissent utiliser comme lieu de culte central. Leur effort de propagande, d'abord plus ou moins occulte, et maintenant poursuivi au grand jour, remporte un succès tel que les oratoires existants ne suffisent plus, que ceux-ci soient installés provisoirement chez les particuliers convertis ou qu'ils bénéficient de l'hospitalité de certains sanctuaires bouddhiques.

 

            Les premières cérémonies du culte naissant eu pour cadre, à la capitale, la pagode de Cho-Gao. Au début, personne ne s'y était opposé. Mais l'afflux des assistants fit très vite que les fidèles bouddhistes éprouvèrent une gêne croissante dans leurs propres dévotions, et prirent figure d'occupants secondaires, alors qu'ils avaient fourni les fonds pour la construction de l'édifice et qu'ils étaient propriétaires. Ils finirent par donner libre cours à leur mécontentement, puis se fâchèrent ouvertement, et réclamèrent le retour du sanctuaire à sa destination première. Il fallut leur donner satisfaction.

 

            La région de Sài-gon n'offrant aucune possibilité dans un avenir rapproché, le Supérieur de Cho-gao, Giac Hai, proposa une solution encore provisoire. Il avait recueilli des sommes destinées à l'achat d'un terrain et à la construction d'une autre pagode au hameau de Go-ken, à Tây-ninh, à une centaine de kilomètres au Nord-Ouest de Sài-gon. Cette pagode, dénommée Tu-Lâm-Tu, était achevée. Mais les dépenses engagées dépassaient sensiblement le montant des contributions obtenues, de sorte que le bonze se trouvait en présence d'un déficit qu'il cherchait à combler. Sympathisant, sinon converti à la nouvelle croyance, il jugea profitable, afin de se procurer les fonds qui lui faisaient encore défaut, de la louer pendant un certain temps aux dirigeants caodaïstes, qui se hâtèrent d'accepter, car ils désiraient, sans plus attendre, manifester publiquement leur existence en organisant des " fêtes de l'Avènement ".

  

            Les adversaires du Caodaïsme ont voulu voir dans ce déplacement, chez Lê van Trung et ses corréligionnaires, une volonté délibérée de prendre leurs distances vis-à-vis du pouvoir central. Si, en effet, le gouvernement n'a pas opposé son véto à l'exercice de la religion, il ne l'a cependant ni reconnue ni autorisée, et demeure dans une prudente expectative. Dès lors, Trung et ses amis auraient entrevu des difficultés prochaines avec l'administration et, dans cette éventualité, estimé préférable de s'éloigner de la capitale pour aller s'installer en un endroit relativement reculé, près d'une région accidentée et boisée, qui leur offrirait, en cas de nécessité, un refuge sûr, une position de résistance solide.

 

            A posteriori, une telle raison peut trouver sa justification. Mais, sans pour cela rejeter un tel mobile, examinons la situation de façon plus réaliste.

 

             Jusqu'ici, rien ne laisse prévoir les entraves et les interdictions que les pouvoirs publics élèveront par la suite : On peut tout aussi bien imaginer que ceux-ci, mieux éclairés, sortiront de leur réserve et adopteront une attitude sympathique, voire favorable. De plus, le choix de Tây-Ninh, à l'écart de la plupart des voies de communication et des provinces riches et peuplées du Centre et de l'Ouest, a certainement soulevé des objections de la part de certains dirigeants, qui n'ont pas manqué d'y voir un obstacle à la venue des adeptes, une difficulté dans les liaison à assurer et, par conséquent,des éléments susceptibles de desservir la propagation de la foi.

 

            La solution proposée par le Supérieur Giac Hai, bien sûr provisoire, permettait de parer au plus pressé, et de disposer sans délai du lieu de culte qui faisait défaut. Elle rapprochait les caodaïstes du sanctuaire installé sur la montagne Bà-den, à quelques kilomètres de Tây-ninh, où maintes fois dans l'année se pressent les pélerins venus parfois de fort loin pour manifester leur dévotion envers la Dame miraculeuse de ce site pittoresque. Elle les plaçait aussi à proximité des frontières du Cambodge, ce qui ne manquerait pas d'attirer la population foncièrement religieuse de ce pays.

 

            Tout bien pesé, et les rares possibilités d'installation à Sài-gon apparaissant éloignées, limitées et coûteuses, Tây-ninh méritait d'être retenu. L'avenir montrera que ce choix, imposé par les circonstances, se révéla judicieux et profitable.

 

            Une fois la décision prise, les fêtes dites de l'Avènement, destinées à asseoir le Caodaïsme, ne peuvent ni ne doivent tarder. La doctrine, encore flottante en bien des points, a besoin d'être précisée, concrétisée. Il faut assurer la coordination des diverses manifestations spirites organisées ici et là. Il convient de rassembler les messages recueillis, et d'opérer un tri parmi ceux-ci afin d'en déceler et écarter les " supercheries du démon ". Il importe de mettre un frein à des pratiques spirites inconsidérées, de les placer sous une autorité reconnue. Un véritable corps sacerdotal doit enfin être présenté et installé dans ses fonctions. Alors seulement la religion naissante fera figure de véritable croyance et prendra place parmi celles existant déjà dans le pays, ce qui conduira l'administration à la reconnaître officiellement. Quant aux adeptes, dont le nombre ne cesse de croître, ils auront ainsi conscience de la force qu'ils représentent, et beaucoup d'entre eux pourront devenir des missionnaires convaincus.

 

            Tel est l'objet des fêtes prévues. Leur préparation minutieuse s'accompagne d'une propagande intelligente et intense. On y invite les plus hautes autorités de la colonie : Gouverneur Général de l'Indochine, Gouverneur de la Cochinchine, Directeurs et Chefs des différents services. On y convie toutes les notabilités françaises et viêtnamiennes de la Cochinchine. Une telle activité suscite les réactions les plus diverses. Dans les sphères administratives, on se montre divisé : certains ne cachent pas leur sympathie envers ce mouvement, tandis que d'autres expriment des avis soit réservés, soit défavorables.

 

            La date des cérémonies ayant été fixée aux 18, 19, et 20 novembre 1926(1), les tournées de propagande prennent fin le 14 novembre, afin de permettre au plus grand nombre de personnes de se retrouver à Go-Ken dès le début des festivités prévues. Les abords immédiats de la pagode Tu-Lâm-Tu sont dégagés et aménagés pour permettre à la foule de se mouvoir et de se rassembler aussi librement que possible.

 

            C'est ainsi que, durant les trois journées prévues, les diverses manifestations envisagées se déroulent avec le concours de milliers d'adeptes, de curieux et d'observateurs venus de toutes les provinces du sud(2).  Pour la première fois, les dignitaires arborent les tenues rituelles correspondant à leurs grades et dont le dessin est plus ou moins inspiré de l'imagerie et du théâtre sino-viêtnamiens. Les cérémonies se succèdent, éblouissantes, avec un faste rappelant celui du catholicisme. Le Sacerdoce est définitivement institué, et le Code religieux promulgué. Sept organismes apparaissent, assemblage relativement complexe devant fonctionner selon des règles et une pompe bien propres à frapper l'esprit de la population. On prévoit la création d'une école de formation du clergé, que fréquenteront, par roulement, les prêtres venus de toutes les provinces, pour y effectuer des périodes d'instruction d'une durée de 45 jours, obligatoires pour leur avancement en grade. Enfin, au point de vue administratif, cinq personnalités auront la charge du " gouvernement " de la secte :

 

             - Pham Công Tac, gardien des Lois, grand maître des Rites et de la Justice, Supérieur du corps

                   des médiums ;

             - Le Phu ( préfet ) Nguyên ngoc Tuong, Directeur du Cabinet des Affaires Intérieures ;

             - Le Phu en retraite Lê Ba Trang, Directeur spirituel ;

             - Le Huyen ( sous-préfet ) honoraire Nguyên ngoc Tho, Directeur des constructions ;

             - Madame Lâm thi Thanh, Directrice du budget.

 

            Quant à Lê van Trung, il se voit désigné pour le poste le plus élévé de la hiérarchie sacerdotale. Il aurait dû normalement devenir le Giao-Tông, c'est-à-dire le Souverain Pontife, le Pape. Mais l'Esprit Ly Thai Bach ayant manifesté sa volonté de porter lui-même ce titre, Lê van Trung ne pourra être que le " Quyên-giao-tông ", ou Pape par intérime. En fait, ce dernier agira en véritable supérieur du Caodaïsme ; il en sera le " Pape temporel ".

 

            Au cours de ces festivités, une présence attire plus spécialement l'attention : celle du Capitaine Claude Monet, que l'on qualifie de " grand spirite français ".

     

            Certains milieux européens ont parfois présenté le Capitaine Monet comme " l'inventeur " du Caodaïsme. Ainsi, dans son numéro du 17 novembre 1926, le Courrier d'Haiphong, informant des lecteurs des cérémonies de Go-Ken, écrit :

 

            " Hier, 17 novembre, fut inaugurée à Tây-Ninh une pagode consacrée au nouveau culte trouvé par le Capitaine Monet ".

 

De son côté, France-Indochine,le 24 novembre de la même année, fait état d'une " nouvelle religion appelée Dai-Dao Tam Ky Phô-Dô " ou " Troisième amnistie de Dieu ", dont l'apôtre serait Monet et Lê van Trung " un des grands prêtres ". Ce faisant , l'on accorde au premier un rôle plus important que celui qu'il paraît avoir réellement joué en la circonstance.

 

            Monet assiste aux fêtes de novembre 1926 alors qu'il effectue son quatrième séjour en Indochine. De religion protestante, il s'intéresse depuis longtemps déjà au développement moral et intellectuel de la jeunesse viêtnamienne, et il entend le faire dans le respect des croyances et des traditions locales. Le 6 mai 1992, nanti de l'autorisation du Résident Supérieur au Tonkin, il a fondé, dans ce but, à Hà-nôi, le " Foyer des Etudiants annamites "(4), mais les résultats obtenus se sont révelés plutôt décevants, et il est rentré en France en 1924. Son activité a soulevé des critiques ; elle lui a été reprochée notament par L'Avenir du Tonkin, organe des missions catholiques et, dans une lettre au directeur de ce journal, il s'est efforcé de se justifier en soulignant son souci d' " adaptation de l'esprit chrétien aux religions d'Annam ". Dans sa " réponse à M.

Dandolo ", publiée à Hanoï en 1923, on note les passages suivantes :

 

            " Je crois aussi que les Extrêmes-Orientaux auraient beaucoup à gagner par la connaissance et la pratique des principes chrétiens qui viendraient revivifier, confirmer et singulièrement élever et développer ceux du grand saint inspiré que fut Bouddha. " " C'est pourquoi, après une série de conférences sur la civilisation orientale où je m'efforce de rattacher les Annamites à leur passé en leur rappelant les grandes beautés des enseignements de Confucius, Lao-Tseu, Bouddhah..., je m'applique ensuite à les diriger sur l'avenir par une série sur la civilisation occidentale où nous étudions l'influence de la grande figure du Christ que nous leur présentons pour terminer. "

 

            Evidemment, on peut découvrir dans ces écrits une amorce du Caodaïsle, mais faire de leur auteur l'apôtre de cette religion, c'est franchir un pas immense. Quelques-uns des premiers adeptes ont certainement suivi des cheminements comparables, étant à la fois viêtnamiens et catholiques. Nous ne citerons, pour mémoire, que le plus talentueux de leurs médiums, Pham Công Tac, appelé aux plus hautes fonctions au sein de la nouvelle religion. Paul Monet ne pouvait pas, de toute façon, dans de telles conditions, ne pas s'intéresser au Caodaïsme. De retour en Indochine en 1926,  il assiste aux " Fêtes de l'Avènement ", et les dirigeants caodaïstes font grand bruit autour de sa présence. Il participera ensuite à bon nombre de séances de spiritisme. Au cours de l'une d'elles, organisée par le Cardinal Nguyên ngoc Tho, le 28 octobre 1926, en compagnie de Vidal, " un original spirite, fervent caodaïste, profiteur après avoir été protestant et franc-maçon qui l'escorte partout et l'assiste dans ses conférences ", Cao-Dài, par le truchement de la corbeille à bec s'adresse à lui en ces termes :

 

            " Monet, tu es désigné par Moi pour accomplir une tâche ingrate mais humanitaire. Tu relèves par tes nobles sentiments la décadence d'une race millénaire qui a sa civilisation. "

 

             " Tu te sacrifies pour lui donner une vraie morale. Voilà une  toute faite pour ton oeuvre. Lis toutes mes saintes paroles, cette doctrine sera universelle. Si l'humanité la pratique, ce sera la paix promise pour toutes les races. Tu fera connaître à la France que l'Annam est digne d'elle... "

 

            L'activité religieuse du Capitaine Monet se double, à l'époque, d'une action politique fort discutée(5). A la suite de certaines difficultés avec Bùi Quang Chiêu et Nguyên Phan Long, - caodaïstes, et tous deux animateurs du parti constitutionnaliste, il reviendra en France en juin 1927 et s'installera à Toulon, où il fondera un "  Institut Franco-Annamite " qui ne comptera que deux élèves. Il restera toutefois en relation avec les dirigeants du caodaïsme ; il sera mÅme leur intermédiaire en France et, à l'occasion, leur conseiller ainsi qu'en témoigne l'extrait suivant d'une lettre adressée de Toulon, le 9 juin 1928, au dignitaire NguyÅn ngoc Tho:

 

            " ... Eviter soigneusement toute pratique spirite publique dont le danger est grand, consacrer les réunions exclusivement à l'élévation des âmes par les chants religieux, la prière, travailler à la diffusion de cet enseignement en pensant à toutes les sources, car tous les Grands Maîtres de l'humanité sont en parfait accord pour nous enseigner l'amour fraternel des hommes. S'abtenir très soigneusement de toutes incursions sur le domaine politique ainsi que le Christ et Bouddha n'ont cessé de nous en donner l'exemple. Proscrire impitoyablement les hommes ( et ils sont nombreux ) qui se glisseront parmi vous pour faire servir votre cause à celle de leur orgueil et de leur cupidité... "

 

            Sans vouloir en rien diminuer ni méconnaître le rôle joué par Paul Monet en la circonstance, on ne peut s'empêcher de penser que les organisateurs des " Fêtes de l'Avènement ", déjà en contact avec lui, virent dans sa présence un encouragement à aller de l'avant, et utilisèrent celle-ci pour montrer à leurs compatriotes qu'ils bénéficiaient de l'appui des spirites français, élément propre à rallier à leur cause certains hésitants. Un tel calcul se conçoit fort bien et n'a rien de déshonorant. Sympathisant et, comme l'on disait alors, annamitophile, Paul Monet se voyait tout naturellement conduit à apporter son appui à un mouvement allant dans le sens de ses propres convitions. Et, de fait, il ne rompera jamais avec lui, même après sa retraite dans le Sud de la France.

 

 

2. LE SAINT-SIEGE DE TÂY-NINH

 

 

            Il faut à Lê Van Trung, premier vicaire de Cao-Dài, un Saint-Siège imposant, digne de ce nom, à la mesure à la fois des ambitions des promoteurs et de l'avenir brillant auquel semble promise la nouvelle religion. Les foules considérables qui ont afflué à Go-Ken pour les fêtes de novembre autorisent la mise à l'étude de projets audacieux, en même temps qu'ellles apportent une justification aux espérances des plus hauts dignitaires.

 

            Or, une ombre plane sur le souvenir des cérémonies de l'Avènement. Bien qu'un voile discret ait permis d'éviter la publicité qui aurait pu être donnée aux troubles et mouvements divers survenus à la pagode Tu-Lâm-Tu dans la nuit du 18 novembre, un mécontentement se développe parmi les bouddhistes soucieux de conserver à celle-ci sa destination première. Ne dit-on pas que le fondateur Ngô Van Chiêu avait prévu ces troubles, et qu'il aurait fait part de sa prémonition à quelques-uns de ses proches, parmi lesquels un fervent bouddhiste, M. Mai Tho Truyên .

 

            Le Supérieur de cette pagode se voit de plus en plus fortement pressé par ses fidèles de réclamer le retrait des nouveaux occupants, et surtout par ceux qui ont subventionné la construction de l'édifice : tous s'élèvent contre son affectation, même provisoire, à un culte différent de celui auquel il était destiné, et ceci d'autant plus vivement qu'ils n'avaient pas été consultés par le Supérieur Giac Hai sur les conditions de l'accord intervenu. Quant aux dirigeants caodaïstes, conscients des difficultés soulevées, estimant aussi que ni le lieu ni ses abords n'offrent de possibilités d'extension suffisantes, ils décident de faire droit aux revendications présentées, sans autre forme de procès. Y avait-il eu un contrat de location en bonne et due forme, ou simplement entente tacite d'occupation entre les parties ? Nul ne saura sans doute jamais préciser exactement la nature de l'accord intervenu, dont la rupture, en tout cas, s'effectue sinon sereinement de part et d'autre, du moins sans susciter de difficulté majeure.

 

            Heureusement, la région de Tây-ninh ne manque pas de terres disponibles, occupées seulement par la forêt, et les messages de Cao-Dài viennent guider les fidèles en quête d'un emplacement convenable. Un certain Cao Van Diên vient précisément d'obtenir de l'administration, en cette même année 1926, une concession provisoire, d'une superficie de 96 hectares et 67 ares, située sur le territoire du village de Long-thành, à 4 kilomètres au Sud-Est du chef-lieu de la province. Les pourparlers s'engagent alors que dix hectares seulement de forêt ont à peine été défrichés. Ils aboutissent, en mars 1927, à la vente de ce terrain, pour la somme de

25 000 piastres, à Madame Lâm Thi Thanh, riche propriétaire de Vinh-Long, épouse divorcée du Sieur Monnier, convertie de la première heure, compagne du dignitaire Nguyên Ngoc Tho et chargée des questions financières de la secte. Mais la mutation ne pourra pas être enregistrée au livre foncier et aucun titre de propriété ne sera délivré, car la concession obtenue par Cao Van Diên a été effectuée sous le régime des arrêtés des 27 décembre 1913 et 11 novembre 1914, et son bénéficiaire ne s'est pas encore acquitté, au moment de la vente, des obligations qui lui incombent au cahier des charges.

 

            La précarité d'une telle propriété n'inquiète pas outre mesure les dirigeants caodaïstes, tenus de libérer Go-Ken au plus vite, de même qu'elle ne les empêche aucunement de se mettre immédiatement au travail pour installer et aménager leur Vatican.

 

            Toujours sur les indications des Esprits, - en particulier, un message de Ly Thai Bach au chef des médiums Pham Công Tac, - et grâce à la collaboration active et empressée de plusieurs dignitaires ayant acquis des titres de noblesse dans l'exercice du métier d'entrepreneur de travaux publics, l'on dresse des plans grandioses, qui dépassent tellement les ressources disponibles qu'il faudra les diviser et réduire à plusieurs reprises. Des constructions hâtives resteront provisoires durant plus de vingt ans. D'autres difficultés survenant, d'ordre interne d'abord, puis dans les relations avec les autorités de la colonie, enfin du fait de la seconde guerre mondiale et de ses conséquences, l'inauguration du Saint-Siège de Tây-ninh n'aura lieu qu'au début de 1955, au cours de festivités qui se dérouleront du 28 janvier au 8 février.

 

            Dès la prise de possession de la concession Cao Van Diên, tout le monde se met à l'oeuvre, avec enthousiasme, pour défricher et bâtir. Des délégués sillonnent les provinces, en appelant aux bonnes volontés, recueillant des fonds, sollicitant des journées de travail bénévole. Nguyên Ngoc Tho assure la direction des travaux. Madame Lâm Thi Thanh, pour sa part, contribue largement aux dépenses en effectuant des dons en espèces d'un montant total de plus de 30 000 piastres, somme fort honorable pour l'époque. Une foule sans cesse renouvelée de pélerins viennent offrir leurs bras, stimulés par les déléguées, qui, inlassablement se déplacent pour appeler à l'aide et procéder aux conversions(6).

 

            Le député de la cochinchine, Ernest Outrey, écrira dans un article du Midi Colonial, le 28 août 1930 :

 

" J'ai pu me rendre compte de toute l'étendue du mouvement au cours de mes randonnées en Cochinchine, il y a deux ans et demi... Les foules viennent nombreuses aux appels des missionnaires caodaïstes et contribuent très largement à l'oeuvre d'organisation et de développement... "

 

            Bientôt, les constructions réalisées permettent la libération de la pagode de Go-Ken. Doté d'un Saint-Siège, muni d'un code religieux, pourvu d'un corps sacerdotal, déjà assuré de l'appui d'une fraction de la population, et mettant à profit l'embarras où se débat l'administratin, le Caodaïsme peut désormais se présenter au public comme une religion organisée, et travailler à la consolidation de ses assises.

 

            Les Esprits supérieurs, pour leur part, ont dicté l'essentiel de leurs instructions. Leurs messages se font plus rares, et les autorités maintenant en place s'attachent à parfaire l'oeuvre entreprise. Un véritable gouvernement religieux s'installe, s'organise progressivement, nomme ses représentants dans toutes les agglomérations de quelque importance. En France, faisant écho aux journaux publiés en Indochine, des revues à fort tirage tiennent, elles aussi, à informer leurs lecteurs de l'existence du nouveau mouvement, témoin l'Illustration qui, le 5 mai 1928, publie un long reportage de son envoyé Jean Rodes, sur " Une nouvelle religion en Indochine "(7).

 

            Dès cette époque, les responsables de l'ordre public dans la colonie éprouvent de graves inquiétudes. Le nombre des conversions annoncés approche du demi-million, pour une population de quatre millions d'habitants..(8). Comme des messages sujets à caution mais attribués aux Esprits commencent à circuler sous le manteau, et que la teneur de ceux-ci présente un caractère diversement qualifié de nationaliste ou de révolutionnaire, les adversaires plus ou moins avoués du Caodaïsme font valoir le danger encouru et réclament l'adoption de mesures rigoureuses, allant jusqu'à l'interdiction de cette religion. Mais l'attitude de l'administration demeure plutôt conciliante.

 

 

3. PREMIERES DIFFICULTES.

 

 

            La vérité nous oblige à dire qu'il n'existe pas, en Cochinchine même, que des sujets de satisfaction pour les dirigeants caodaïstes. Certes, des fonctionnaires français d'autorité, tel l'administrateur chef de la province de Tây-ninh, laissent entendre, par leur comportement, qu'ils éprovent une réelle sympathie envers cette nouvelle manifestation du spiritisme. D'autres français clament ouvertement leur vive admiration. A l'opposé, les critiques ne font pas défaut : elles vont jusqu'à présenter le Caodaïsme comme un rassemblement hostile à la présence de la France en Indochine, ou même comme un mouvement révolutionnaire, et cela sous le couvert d'un syncrétisme religieux grossièrement bâti. L'incertitude aidant, l'inquiétude grandit.

 

            A Paris, le Ministère des Colonies s'interroge. Il demande des éclaircissements à Hà-nôi, où siège le Gouverneur Général, lequel s'adresse à son subordonné, le Gouverneur de la Cochinchine. La réponse parvient, fin avril 1927, en deux temps. Un télégramme affirme d'abord que la " propagande caodaïste est enrayée et n'a jusqu'ici d'ailleurs aucun caractère anti-français ". Puis un rapport en date du 28 avril confirme les termes de ce télégramme en fait justice de toutes les accusations avancées, en ce qui concerne aussi bien l'hostilité à la France que l'appartenance au communisme(9).

 

            D'une manière générale, le gouverneur demeure prudent et réservé. Il se contente de se tenir informé des activités de la secte, d'en noter son développement, de suivre de près les déplacements et la propagande des dirigeants. L'exercice du culte demeure libre, quel que soit le nombre de personnes réunies pour assister aux cérémonies. Parfois, peut-être par prudence ou pour montrer leur bonne foi, les organisateurs sollicitent l'autorisation de rassembler les fidèles ou de construire de nouveaux oratoires. Ces autorisations sont accordées avec libéralité. Alors, les adversaires protestent, accusent les pouvoirs publics d'accorder leur protection à la secte. Ce faisant, ils dénaturent sensiblement la réalité, car l'on ne saurait considérer un tel libéralisme comme équivalent à une protection.

            Le nouveau gouverneur, Blanchard de la Brosse, entend poursuivre la même politique, malgré les protestations de quelques français influents. A défaut de textes précis lui enjoignant de prendre nettement position, il décide de mesures destinées à lui fournir une connaissance plus précise de l'étonnante extension poursuivie par le Caodaïsme. C'est ainsi que, dans ce but, les oratoires ne pourront plus désormais être crées qu'après avoir obtenu son autorisation espresse, et les demandes d'ouverture de nouveaux lieux de culte devront porter la signature de Lê Van Trung. Conséquence : ce dernier devient officiellement le représentant de ses corréligionnaires auprès des pouvoirs publics, et son prestige bénéficie très largement de ce rôle d'intermédiaire agrée.

 

            En exécution de ces dispositions, le 6 mai 1927, Trung soumet au gouverneur une demande d'ouverture de 21 oratoires : 2 à Sài-gon, 5 à Gia-dinh, 6 à Cho-lon, 2 à Bên-tre, 2 à My-tho, 1 à Vinh-long, 1 à Sa-déc, 1 à Biên-hoà et 1 à Tây-ninh. L'on procède aux enquêtes prescrites, à la suite desquelles la création de 9 oratoires est autorisée le 21 juillet, et de 6 autres les 6 et 11 août. Le 1er décembre suivant, 5 nouveaux lieux de culte peuvent ouvrir leurs portes aux fidèles. La masse de la population voit tout naturellement dans ces autorisations une reconnaissance officielle de facto de la nouvelle croyance.

 

            Les instructions adressées par le Gouverneur aux administrateurs chefs de province témoignent d'un même esprit de libéralité et de prudence. Elles rappellent les articles 291, 292 et 294 du Code Pénal, modifiés par le décret du 31 décembre 1912, qui traitent des conditions de fonctionnement des lieux de culte et règlementent l'exercice du droit de réunion. Elles précisent en outre que :

 

            1° ) Pour toutes les cérémonies devant réunir plus de 20 personnes, les organisateurs devront aviser les autorités locales du jour et de l'heure de la réunion, et cela au moins trois jours à l'avance ;

           

            2°) Toutes les manifestations de spiritisme, de sorcellerie, de magnétisme et toutes allusions politiques ou tendancieuses sont interdites ;

 

            3°) Les adeptes sont libres de célébrer le culte à leur domicile, à condition de ne pas comporter de cérémonies tapageuses ouvertes au public.

 

" L'administration locale témoignait ainsi du désir de ne pas faire échec, sans information préalable, à une tentative suspecte dans son principe, mais susceptible d'entraîner l'adhésion sincère de la population annamite et de promouvoir une rénovation de la foi religieuse traditionnelle. "

 

            A l'expérience pourtant, ces instructions se révèleront peu efficaces, et les autorités coloniales resteront relativement mal informées des activités caodaïstes. Pour quelles raisons ? On sait déjà que beaucoup de fonctionnaires viêtnamiens ont très vite adhéré au mouvement, et il faut entendre ce terme de " fonctionnaires " dans un sens très étendu : il ne désigne pas seulement les salariés de l'administration : chefs de circonscriptions, délégués administratifs, chefs de bureau, et secrétaires de tout grade ; il s'applique également à toutes les notabilités exerçant des fonctions administratives, chefs de canton par exmple, et membres des conseils des notables dans les villages. Par ailleurs, en dehors même des adeptes, la plupart des autres agents de l'administration avaient bien des raisons de demeurer dans une attitude de prudente passivité, sinon d'inertie bienveillante : intérêt suscité par le mouvement, identité d'ensemble entre le dogme de la nouvelle religion d'une part et les conceptions métaphysiques et les tendances syncrétistes du peuple viêtnamien d'autre part, répugnance certaine à agir au profit de hautes autorités étrangères contre une entreprise à caractère nettement national, et parfois aussi crainte de représailles éventuelles de la part des propagandistes les plus zélés. Un tel comportement se comprend d'autant mieux que le gouvernement colonial, ainsi que nous l'avons signalé, ne prenait pas, lui non plus, nettement position, que certains administrateurs et notabilités françaises ne cachaient nullement leurs sympathies pour le Caodaïsme, et que le gouverneur autorisait progressivement l'ouverture d'oratoires de plus en plus nombreux, en des points les plus divers du territoire soumis à son autorité.

 

            Attaqué au dehors, le Caodaïsme éprouve, en même temps, ses premières graves difficultés intérieures. A la vérité, dès que l'on quitte le domaine des grands principes spirituels, et surtout dès que l'on passe dans le domaine temporel, l'unité cesse d'exister, et cela déjà au moment de la déclaration officielle de 1926.

 

            Nous avons, précédemment, assisté à l'effacement de Ngô Van Chiêu(10) et à sa retraite à Cân-tho. Peu après les fêtes grandioses de l'Avènement, une mésentente surgit entre quelques-uns des principaux dignitaires, mécontents, semble-t-il, de la répartition des responsabilités et des titres, et plus ou moins déçus dans leurs ambitions, car jugeant mériter mieux que ce dont ils ont été gratifiés. Deux des convertis de la première heure se retirent,qui faisaient partie du groupe des " douze apôtres "(11) : le directeur d'école Doàn Van Bau et le phu Vuong Quang Ky, entraînant à leur suite un petit groupe de fidèles. Mais ils n'entendent pas, pour autant, entrer réellement en dissidence, ni constituer une branche schismatique.

 

            Malgré la personnalité marquante de leurs auteurs, ces premiers départs semblent ne guère affecter Tây-ninh, qui continue à jouir d'un prestige et d'appuis croissants. Tout au plus signale-t-on qu'au cours des années 1927 et suivantes, les foules se pressent moins nombreuses et moins enthousiastes à l'oratoire central pour assister aux cérémonies qui s'y déroulent à l'occasion des grandes fêtes périodiques. 

 

            La direction des affaires de la Secte se trouve alors entre les mains d'un Comité restreint présidé par le " Pape intérimaire " Lê Van Trung, assisté de quatre hauts dignitaires connus : les cardinaux et archevêques principaux Lê Ba Trang, Nguyên Ngoc Tuong, Nguyên Ngoc Tho et Lâm Thi Thanh.

 

            Lê Ba Trang pourvoit à la conduite spirituelle des dignitaires et les adeptes : il se trouve à la tête du département de la Justice ; il a la charge de résoudre les constestations survenant entre les corréligionnaires, d'organiser les cérémonies et les fêtes, et de veiller à la tenue d'un état-civil religieux pour les baptêmes, mariages et décès. Nguyên Ngoc Tuong dirige le cabinet dit " des affaires intérieures " ; à ce titre, il assure l'enseignement religieux et moral des adeptes, veille à l'instruction des enfants, traite des questions relatives aux oratoires ; la bonne marche d'un service médical et la mise en valeur des terrains appartenant à la collectivité entrent également dans ses attributions. Nguyên Ngoc Tho fait office de Ministre des Travaux Publics, fonctions d'autant plus importantes que les constructions et aménagements continuent de battre leur plein. De Madame Lâm Thi Thanh, enfin, dont on sait la fortune, relèvent toutes les questions relatives aux finances et au ravitaillement de toutes les personnes vivant et travaillant au Saint-Siège.

 

            Au cours de 1929, il apparaît que les autorités civiles raidissent quelque peu leur attitude. Est-ce la conséquence des mutations survenues à la tête de la Colonie, Gouverneur Général et Gouverneur de la Cochinchine ? Une circulaire en date du 10 juillet ordonne que la totalité des pagodes utilisées comme temples caodaïstes soient rendues au culte bouddhique, et prescrit de solutionner les questions soulevées par l'occupation des terrains sur lesquels des temples ont été construits. Une seconde circulaire, le 30 août, prescrit aux administrateurs de ne plus autoriser dans leurs provinces l'ouverture de nouveaux oratoires, afin d'éviter de laisser entendre que, ce faisant, ils reconnaissent implicitement la secte.

 

            Et le Gouverneur Krautheimer de conclure :

 

" Les manifestations ou cérémonies caodaïstes relèvent du droit commun applicable aux réunions et le Chef d'Administration n'a pas à intervenir pour reconnaître aux locaux affectés à ces manifestations le caractère d'un édifice religieux permanent, régulièrement et publiquement ouvert aux personnes d'une même confession."

 

            Pourtant, malgré ces difficultés, une Revue Caodaïste commence à paraître en juillet 1930. Elle publie de véritables communiqués de victoire, annonçant dans son premier numéro qu'un demi-million de personnes de différentes nationalités ont embrassé la foi caodaïste. Même satisfaction exprimée en septembre :

 

" ... après quatre années d'existence, le Caodaïsme compte déjà un demi-million d'adeptes. Et malgré les multiples obstacles semés sur son chemin, il continue toujours sa marche triomphante... "(12)

 

            Ces obstacles ne proviennent pas seulement des mesures décidées par l'administration. Des rivalités personnelles continuent à diviser les principaux dignitaires. Des divergences de doctrine se font jour. Surtout, la gestion des biens de la communauté donne prise à des remarques défavorables diversement fondées, progressivement moins voilées. Tout ceci crée un climat difficile, refroidit le zèle des adeptes, réduit le rythme des conversions. Des caodaïstes en viennent à déposer des plaintes en justice contre Lê Van Trung, accusé d'indélicatesse.

 

            Faisant suite à un étonnant développement, une crise aussi grave que long - elle durera cinq années environ - va menacer dangereusement l'avenir du Caodaïsme.

 

 

4. LA SEMI-RETRAITE DE LÊ VAN TRUNG

 

 

            Ni les rivalités plus ou moins sourdes qui secouent encore Tây-ninh en 1930 ni les départs plus ou moins marquants qui ont eu lieu ne semblent guère affecter gravement le prestige du Saint-Siège. Quant à l'action judiciaire engagée contre Lê Van Trung, elle se solde par un échec des plaignants et entraîne une nouvelle défection de marque, à savoir celle de l'Archevêque Nguyên Van Ca, Président du Conseil sacerdotal, suivi en cela par la plupart des dignitaires originaires de la région de My-tho.

 

            Conscient des dangers encourus, Trung juge plus prudent, tout en conservant la direction générale de la secte, d'opérer un mouvement de retrait et de s'effacer quelque peu, tout au moins pour un certain temps. Il n'a, certes, que cinquante-cinq ans, mais ses intimes ne cachent guère qu'il est déjà presque un vieil homme, à la santé chancelante, usé phusiquement, manquant d'énergie mais non d'imagination. Il se trouve ébranlé par les difficultés qui apparaissent sans cesse, affecté aussi par les attaques renouvelées dont il est l'objet. Le mieux consiste donc pour lui à laisser à d'autres, en attendant des jours meilleurs, le soin de jouer les rôles de premier plan.

 

            C'est ainsi qu'il confie à Nguyên Ngoc Tuong, déjà responsable de la valeur spirituelle des fidèles, le soin de le représenter auprès des pouvoirs publics. La grande considération dont bénéficie celui-ci de la part des autorités administratives constitue un élément non négligeable ; elle peut encourir et aboutir, les circonstances aidant, à une reconnaissance officielle du Caodaïsme et à l'obtention de la liberté totale de l'exercice du culte. Le prestige certain dont jouit le même dignitaire auprès de la majorité de ses corréligionnaires amènera peut-être aussi le calme dans les esprits, l'oubli des ressentiments et le pardon des fautes, réelles ou supposées. Lê Van Trung, ce faisant, ne manque pas de sagesse.

 

            Nguyên Ngoc Tuong, en étroite collaboration avec Lê Ba Trang, s'attache aussitôt à une oeuvre de purification et de réunification. Très vite, ces deux princes de l'église nouvelle reçoivent l'appui sans réserve de la grande majorité des autorités caodaïstes. Forts de cet appui, ils entreprennent donc une action en profondeur destinée à rétablir l'orthodoxie et la confiance. Mais l'action qu'ils vont mener et le gain de considération qu'ils vont acquérir s'opéreront nécessairement aux dépens du pape intérimaire Lê Van Trung et du chef des médiums Pham Công Tac. Ainsi naîtra un nouveau conflit.

 

            Foncièrement désireux d'assurer une bonne entente entre tous et de restaurer l'unité religieuse, Tuong s'efforce ensuite, tout auréolé du succès remporté à Tây-ninh, de réduire la dissidence, à ses yeux très dangereuse, de Nguyên Van Ca, lequel a fondé My-tho, au coeur du delta, une église rivale, et se montre très entreprenant. Pour parvenir à ses fins, il réunit les membres du Tribunal caodaïste et obtient, sans difficulté, la condamnation de l'archevêque rebelle, qu'un " décret " du 25 août 1932, pris en application du jugement, suspend de ses fonctions pour une durée de trois ans et dépouille de sa dignité sacerdotale(13).

 

            Cette sanction fait l'objet d'une grande publicité. En même temps, une foule de missionnaires visitent les oratoires et s'entretiennent avec les adeptes, afin de ranimer le zèle de tous et prêcher l'orthodoxie. Parallèlement à cet effort dans les provinces, Tây-ninh convoque les prêtres exerçant leur ministère loin du Saint-Siège, pour leur faire suivre un stage de perfectionnement religieux et moral.

 

            Une propagande non moins active s'exerce auprès des masses, d'autant plus nécessaire que l'administration raidit son attitude. Le gouvernement, en effet, tente d'appliquer avec toute sa rigueur l'interdiction faite aux groupements caodaïstes de réunir plus de vingt personnes. Par des mesures appropriées, il entend empêcher toute démonstration de nature à troubler l'ordre public, notamment en surveillant étroitement les déplacements des dirigeants, en essayant de gêner les mouvements des fidèles vers Tây-ninh, en faisant disperser par la police les réunions non autorisées, en opérant des arrestations suivies de pousuites devant les tribunaux, en procédant enfin à la fermeture d'oratoires ouverts sans son consentement(14).

 

            L'application de ses mesures ne provoque pas, généralement, d'incident grave, et elle affecte davantage les provinces de l'Ouest que les autres, car le mouvement ne s'y est pas aussi rapidement installé avant le raidissement de l'autorité coloniale.

 

            En mars 1931, dans la délégation de Cà-mau, ont lieu sans autorisation deux réunions groupant chacune plus de deux cents personnes ; la police disperse les assistants et opère 81 arrestations, dont 48 sont maintenues. Des faits du même genre se produisent à Rach-gia. En août et septembre, à Sa-dec et à Vinh-long, plusieurs oratoires sont contraints, par décision administrative, de fermer leurs portes. Dans le même temps, les rapports officiels mettent l'accent sur la persistance de l'activité des agents de Tây-ninh, en précisant que celle-ci paraît rechercher davantage le rétablissement de l'unité et la conservation des fidèles que le recrutement d'adeptes nouveaux. Fin 1931, les provinces de Vinh-long, Rach-gia et Thu-Dâu-Môt se signalent par une propagande accrue, attisée, semble-t-il, plus par la lutte d'influence à laquelle se livrent les différentes églises de la secte, que par un réel désir de prosélytisme.

 

            Le souci du maintien de l'ordre public explique en partie le comportement plus rigoureux de l'administration. On sait en effet que certaines régions de l'Indochine, au cours des années 1930 et 1931, ont connu des troubles sanglants à l'occasion de mouvements dits révolutionnaires, mais en réalité fort divers de nature(15). Bien qu'étrangers à ces évènements, les Caodaïstes n'en paraissent pas moins suspects, témoin ces paroles prêtées au Gouverneur Général Pasquier, et jamais démenties :

 

" Le Caodaïsme, loin d'être une respectable religion, n'est qu'une vaste affaire d'escroquerie, il faut tout faire pour empêcher sa propagation "(16)

 

Et Ernest Outrey, député de la Cochinchine, dans un article du Midi Colonial, s'est montré violemment hostile au Caodaïsme, écrivant notamment :

 

" ... Les foules paysannes viennent nombreuses aux appels des missionnaires caodaïstes et contribuent très largement à l'oeuvre d'organisation et de développement. Ces missionnaires ne cachent pas leur action anti-sociale et s'efforcent de faire pénétrer en même temps les idées du plus pur communisme ; indubitablement, le Caodaïsme semble s'inspirer de la 3ème Internationale... Nous sommes, en fait, en présence d'un mouvement trouble à base d'escroquerie... "(17)

 

            Mais Nguyên Ngoc Tuong met en oeuvre tous les moyens dont il dispose pour mieux éclairer l'opinion, pour préserver le prestige du Saint-Siège de Tây-ninh et pour obtenir plus de liberté de mouvement. Il multiplie les déclarations de loyalisme à l'égard des autorités de la colonie. Il réaffirme que l'activité de la secte se limite strictement au domaine spirituel.

 

            Une délégation de dignitaires, le 26 mai 1932, obtient d'être reçue par Ernest Outrey. Elle lui expose l'attitude parfaitement loyale des caodaïstes, soulignant que ceux-ci n'ont pris aucune part aux manifestations communistes ( ou nationalistes ? ) récentes, et faisant ressortir que les régions à forte densité caodaïste sont demeurées parfaitement calmes. Elle lui demande, en conséquence, d'intervenir auprès des pouvoirs publics en vue d'obtenir la liberté totale du culte. Le député de la Cochinchine se montre réaliste, et corrige le jugement qu'il avait naguère porté. Il s'engage à agir avec toute son autorité en faveur de ses interlocuteurs, afin que soit octroyée " la liberté de conscience à tous les Annamites dans le cadre de la légalité ".

 

            Le lendemain, La Tribune Indochinoise de Saïgon donne un compte-rendu de cette audience et rend hommage, suivie en cela par le Revue Caodaïste de juin 1932, au " geste de haute équité " de M. Outrey. Ces dispositions favorables reçoivent leur confirmation dans une lettre que celui-ci adresse, le 18 juillet, de la Chambre des Députés, à Gabriel Gobron, l'un des plus ardents défenseurs du Caodaïsme :

 

" ...J'ai, en effet, réclamé, en faveur des Caodaïstes de Cochinchine, un régime plus libéral que celui auquel ils ont été soumis jusqu'à ce jour...

" Très prévenu contre eux, je les avais, en effet, longtemps suspectés. De très bonne foi, j'avais même demandé qu'is soient soumis à une surveillance très sévère. Or j'ai aujourd'hui lieu de croire que les renseignements qui m'avaient été fournis sur leur compte étaient, sinon absolument faux, du moins très exagérés. Je sais, en effet, qu'il y a d'exellents esprits parmi les Caodaïstes annamites et que beaucoup d'entre eux ont toujours fait preuve, vis-à-vis de la France du plus parfait loyalisme. C'est ce qui m'a déterminé à leur déclarer que j'étais décidé à réclamer en leur faveur un régime de liberté pour la religion qu'ils pratiquent... "

 

            La plus grande publicité est donnée à ce revirement du représentant à Paris de la Cochinchine tandis que, de l'extérieur, d'autres concours se manifestent.

 

            En France, le Saint-Siège de Tây-ninh obtient l'appui de la Ligue des Droits de l'Homme, de sociétés spirites et de journaux dits " pacifistes " : La Libre Opinion, Le Progrès Civique, La Griffe, Le Monde, Vu, Le Fraterniste ( Lille ), Le réveil Ouvrier ( Nancy ), Le semeur ( Falaise ), Germinal (édition du Nord ). Un ancien administrateur en Indochine, Charles Bellan, lui accorde son patronnage.

 

            Il se fait représenter au Congrès Spirite de Londres, et y fait entendre sa voix. En Allemagne, il noue des relations avec l'Eglise Gnostique, dont le patriarche, Goldwin, Chevalier de la Rose Mystique, entre en correspondance avec Lê van Trung qu'il qualifie de " Souverain Pontife ", et lui demande de lui fournir des informations afin de faire rayonner la foi nouvelle dans ce pays(18). L'année suivante ( 1933 ), il participera au Congrès Spirite de Chicago.

 

            En novembre 1932, Nguyên Ngoc Tuong adresse au Gouverneur de la Cochinchine un engagement revêtu de 13 000 signatures, en vertu duquel dignitaires et adeptes promettent de pratiquer leur culte sans rien faire qui puisse troubler l'ordre public, et demandent en conséquence l'autorisation de célébrer librement, dans ces oratoires, un certain nombre de fêtes religieuses. A la suite d'une conférence des chefs d'administration locale ( résidents supérieurs et gouverneurs ), et avec l'accord du gouvernement général, il lui est répondu que le gouvernement prend acte de cette déclaration, mais aussi qu'il est " impossible de donner une autorisation générale pour des manifestations qui, par leur ampleur et les appels répétés à la générosité publique qu'elles comportent , intéressent directement l'ordre public ".

 

            Néanmoins, Nguyên Ngoc Tuong reçoit l'autorisation de célébrer la fête de Noël au temple de

Tây-ninh. Un nombreux public y assiste, comportant une délégation - fort étoffée et très remarquée - de Cambodgiens.

 

            Mais la crise économique dont souffre l'Indochine depuis 1930 a eu des effets redoutables sur le

 Saint-Siège, dont les ressources ne permettent plus la pousuite des grands travaux entrepris. Certes, la superficie initiale de 96 hectares a pratiquement triplé grâce à la mise en valeur de terres environnantes encore vacantes ou achetées à des concessionnaires. Il n'en demeure pas moins que la plupart des chantiers ont cessé toute activité. L'étranger retire de sa visite une impression de pauvreté, voire de misère. Une telle pitié n'est pas faite pour attirer les pélerins, dont le nombre décroît, tandis que se réduisent les dons des fidèles. Un reportage paru dans la revue L'Illustration, sous la signature de Georges Remond, dresse un tableau de ce Vatican viêtnamien.

 

" L'ensemble : pagodes, bibliothèques, statuts, monuments funéraires, lieux de travail, lieux de communication des Esprits, cultures, allées, donne l'impression de la misère, du dénuement et presque de l'abandon. Le Caodaïsme et ses adeptes semblent avoir subi la crise et l'avoir mal supportée. L'électricité ne fonctionne plus et les appareils gisent à terre. Les cultures et les défrichements paraissent abandonnés. A l'intérieur du sanctuaire, accueil infiniment courtois ; quelques jeuns gens, l'aspect fatigué par les jeûnes ou l'excès du végétarisme, occupés à de vagues besognes, se lèvent et saluent à notre passage. "   

 

            Cette situation porte un coup sérieux à l'influence exercée par Nguyên Ngoc Tuong et Lê Ba Trang, que d'aucuns rendent plus ou moins responsables, sans que nul ne puisse d'ailleurs fonder les critiques adressées à leur gestion. Il n'en faut pas davantage, en tout cas, pour que réapparaissent les désaccords, d'autant plus profonds qu'ils n'avaient jamais vraiment disparu.

 

           

5. LES DERNIERES ANNEES DU PONTIFICAT

 

 

            A My-tho, Nguyên Van Ca n'a guère eu à souffrir de la condamnation qui lui a été infligée. Il demeure pour les " orthodoxes " l'adversaire le plus redoutable, et ceci d'autant plus qu'il essaie d'étendre son influence dans les riches provinces de l'Ouest, notamment à Rach-gia, avec l'aide de son collègue, Dôc-phu comme lui, Trân Nguyên Luong, et à Trà-vinh, grâce à son frère, le médecin indochinois Nguyên Van Phan.

 

            Ce dernier, par des déclarations répétées, tend à accréditer cette idée que lui seul peut réconcilier des dissidents de l'Ouest et les dirigeants de Tây-ninh. Il espère en outre, par l'adoption d'une attitude rigoureuse, voire même provocatrice, envers l'administration provinciale, retirer auprès de ses compatriotes un accroissement de prestige, susceptible de lui permettre d'accéder à un poste de premier plan au sein du Caodaïsme. Ainsi, en mars 1932, sans en avoir sollicité l'autorisation, il ouvre un oratoire où il convie les fidèles ; toute réunion de plus de vingt personnes ayant été interdite, il fait pénétrer les gens par petits groupes successifs, chacun d'eux quittant le temple assez vite pour permettre aux suivants d'assister, eux aussi, à une partie de la céréminie. Mais son ambition sera vite déçue, et il finira par renoncer.

 

            A Tây-ninh, Lê Van Trung, jugeant passé l'orage de 1930, sort de sa demi-retraite et, grâce à l'appui de Pham Công Tac, entend reprendre en mains la direction de la secte.

 

           

 

            Pham Công Tac, en effet, a travaillé à la consolidation de sa position. Par imitation de l'école de Confucius, le Không-môn, il vient de créer le Pham-môn, groupement de fidèles entièrement dévoués à sa personne, et comptant très vite près de 500 adeptes. Il s'agit d'une sorte de phalanstère religieux dont les membres ont fait abandon de leurs biens au profit de la communauté, qui mettent en commun les produits de leur travail, répartis ensuite selon les besoins de chacun. La formule en est empruntée à Fourrier : " Tout pour un, un pour tous ".

 

            Ces " enfants d'une même famille ", sous la direction du Su-Phu ( Maître-Père ), titre porté par Pham Công Tac(20), sont liés par le " serment du sang " et reçoivent une initiation occulte à des pratiques mystiques qui en font un véritable groupement secret entièrement à la dévotion de son chef. On parle même à son sujet de déviation du Caodaïsme, aux activités contraires à l'universalité recherchée et prônée par ce dernier.

 

            Dès lors, deux tendances s'affrontent : les modérés, fidèles à Tuong et Trang, combattus de plus en plus ouvertement par les ultras, ayant Trung et Tac à leur tête.

 

            Les premiers tentent en vain de résister à leurs adversaires. Appuyés par les publicistes Nguyên Phan Long(21), ils convoquent pour le 11 novembre 1932 un Grand Concile appelé, ainsi que le précise l'ordre du jour, à se prononcer sur la dissidence de Nguyên Van Ca et sur l'existence du Pham-môn. Plus de mille fidèles, malgré la crise, se rendent à Tây-ninh à la date fixée. Mais ils apprennent alors le report sine die de la réunion, en raison de l'état de santé de Tuong, incapable d'assister aux délibérations.

 

            Les désaccords s'enveniment : aux rivalités nées de querelles de préséance et d'intérêts s'ajoutent des divergences quant à l'attitude que doivent avoir les fidèles envers l'administration. Ainsi, le 18 janvier 1933, Tuong et Trang désavouent ouvertement les caodaïstes de Châu-dôc qui, à la suite d'une réunion clandestine troublée par la police, ont porté plainte contre les agents de la Sûreté. Ils diffusent une circulaire invitant les fidèles au respect des ordres de l'administration et leur enjoignant de s'y soumettre " en toutes circonstances ". Tac, au contraire, affirme son désir d'indépendance, et ses discours équivoques, émaillés d'expressions allégoriques, inquiètent de plus en plus les pouvoirs publics.

 

            L'embarras de ces derniers s'accroît à la suite d'une " décision quelque peu étonnante " du tribunal de Bac-liêu. Une réunion de 80 caodaïstes ayant eu lieu dans un oratoire, sans autorisation, un procès verbal est dressé, et l'affaire déférée au Parquet. Contrairement à toute attente, le juge prononce un acquittement général :      

" estimant d'une part que les articles 291, 292 et 294 du Code Pénal modifié doivent s'appliquer non pas aux réunions de plus de 20 personnes, mais aux associations de plus de 20 personnes et que, d'autre part, le Caodaïsme n'est pas une association mais une secte "

 

Saisie, la Cour d'Appel de Sài-gon confirme le jugement rendu par le Tribunal de Bac-liêu. Le gouverneur Krautheimer, commentant cette affaire dans son rapport politique du mois de mars 1933, remarque avec amertume que " l'Administration est de plus en plus désarmée ",après avoir écrit dans celui du mois précédent :

 

" Si plusieurs jugements interviennent dans le même sens, il est à craindre que l'Administration soit privée de tout moyen d'action viv-à-vis du Caodaïsme. "

 

            Fin mars, un conclave secret se tient à Tây-ninh, qui prend une décision retentissante : Nguyên Ngoc Tuong et Lê Ba Trang, tous deux cardinaux, sont exclus du comité directeur de la secte. Eclate ainsi au grand jour la lutte sourde qui les oppose depuis longtemps au groupe Trung/Tac et à Lê Van Bay, délégué du Caodaïsme au Cambodge. Trang se retire chez lui. Tuong, dans une lettre quelque peu amère, apprend au Gouverneur que " ... libéré de toutes mes attributions et indisposé par une atmosphère très lourde qui m'étouffe ici... ", il quitte Tây-ninh, abandonne ses fonctions et renonce à son pouvoir temporel pour se consacrer, retiré dans un oratoire, aux attributions spirituelles attachées à son grade.

 

            Poutant, un revirement tout aussi inattendu se produit en avril. Le même comité directeur, où Trang s'est habilement assuré l'appui de six voix sur sept, accuse Lê Van Trung d'avoir, au cours de sa gestion de sept années, profité de sa situation pour soutirer de l'argent aux fidèles, vendu illicitement des terrains appartenant à la communauté, enfin porté atteinte à la religion par sa conduite. Trung reçoit la signification du procès-verbal de la délibération, et se voit invité à se soumettre ou à se démettre dans le délai de huit jours. Le conclave de mars précédent est déclaré illégal, et les cardinaux Tuong et Trang rétablis dans leurs attributions respectives.

 

            L'habileté et la tenacité de l'accusé lui permettent de résister. Lê Ba Trang sort de sa réserve et convoque alors, pour le 11 juin, les membres des divers Corps caodaïstes en un concile devant lequel Lê Van Trung est appelé à comparaître. Ce dernier fait fermer les portes de l'oratoire. Trang les fait forcer et prononce, devant plus de 500 fidèles, un réquisitoire sévère. Trung, invité à se présenter et à expliquer, refuse de reconnaître une autorité quelconque à ce concile réuni, dit-il, irrégulièrement, mais il se fait représenter par Lê Van Bay et Pham Công Tac, qu'il charge d'assurer sa défense. Finalement l'assemblée vote l'indignité de Lê Van Trung et confie aux Cardinaux le soin de le traduire devant le tribunal suprême qui, constitué légalement, aura à se prononcer en dernier ressort.

 

            Le publiciste Nguyên Phan Long semble, dans cette affaire, avoir joué un rôle déterminant. Sa personnalité marquante, son renom de leader nationaliste et l'appui qu'il a apporté à Lê Ba Trang avec son nouveau journal Duôc Nhà Nam ( Le flambeau du Viêt-nam ) semblent avoir beacoup pesé dans la balance. En ce qui concerne l'attitude des hauts dignitaires, on peut dire que Nguyên Ngoc Tuong fait figure de mystique sans grande énergie, témoigne d'une passivité presque totale et d'une entière soumission aux " volontés du Très-Haut ". Nguyên Ngoc Tho et Madame Lâm Thi Thanh donnent l'impression de se laisser aller au gré des évènements, qui les entraînent, selon les courants dominants, alternativement vers l'un et l'autre camp. Prudent, Pham Công Tac évite encore de s'engager totalement et, pour se faire, déclare obéir à un message divin qui lui aurait prescrit de rester en dehors de la lutte pendant un certain temps.

 

            Le chef de file de chacune des parties en présence dépêchent sur toute l'étendue de la Cochinchine, et plus spécialement dans les provinces de l'Ouest, une foule de missionnaires de tout grade, chargés de présenter leur propre version des évènements et de rallier les fidèles à leur cause. Il en résulte chez beaucoup de gens un désarroi profond et un ébranlement de la foi. Le français Latapie prend le parti de Lê Van Trung ; ancien fonctionnaire, il passe aux yeux de bien des autochtones comme accrédité en fait par le Gouvernement et il concourt à assurer à Trung un précaire avantage sur ses adversaires, moins actifs et moins habiles que lui.

 

            Trung, instruit par les événements du 11 juin, multiplie les précautions au Saint-Siège. Il fait assurer sa propre défense par une garde du corps toute dévouée à sa personne, puis il se lance dans une action brutale et impitoyable : excommunications, expulsions, radiations se succèdent.

 

            Ses délégués dans les provinces mettent l'accent sur les appuis dont il bénéficie en Europe et chuchotent en même temps que Nguyên Phan Long, en soutenant Lê Ba Trang, cherche uniquement à favoriser sa propre action politique et à accroître le nombre des lecteurs du journal qu'il dirige. " Jamais, écrit le Gouverneur de la colonie le 16 septembre, la situation générale n'a  été aussi difficile à analyser ". La lutte déborde au Cambodge, où l'Institut bouddhique de Phnom-Penh juge bon de confier à un prédicateur spécial le soin de parcourir le Protectorat pour " mettre en garde la population, sollicitée par le Caodaïsme, contre toute doctrine s'écartant des préceptes de la pure religion bouddhique ". Elle tend à gagner également l'Annam, où Lê Van Trung charge un habitant de Huê de lui fournir des renseignements sur l'état d'esprit de la population, et projette d'installer une mission de propagande.

 

            Quant à Lê Ba Trang, loin de rester passif, il multiplie avis et circulaires, et diffuse maintes publications, le tout flétrissant la conduite de son adversaire. Assisté de Tuong et de Nguyên Phan Long, il effectue une démarche officielle auprès de l'Administration, et demande au Gouverneur de l'aider dans son oeuvre de redressement et d'assainissement en reconnaissant le Caodaïsme à son profit et en autorisant la célébration du culte dans un certain nombre d'oratoires à sa dévotion, dont il donne la liste ; il met en outre l'accent sur  " certaines pratiques religieuses spirites qui pourraient être dangereuses pour l'ordre et la tranquilité publiques ". A ces attaques, Trung répond le 20 septembre en demandant aux mêmes autorités de prendre des mesures " pour étouffer à temps les agissements de ces gens, fabricants d'armes clandestins, sectateurs aux idées subversives dont l'activité n'a pu être décelée et qui, à ce jour, ne s'est pas encore manifestée... ".

 

            La justice elle-même vient à être saisie. Trang porte plainte au Cambodge contre Lê van Bay pour détournement de valeurs et de documents. Celui-ci, arrêté, se voit contraint de les restituer. Une action semblable s'engage contre Lê van Trung et les griefs se précisent. Le Parquet de Tây-Ninh " collectionne " les plaintes relatives à de nombreuses revendications de dettes, à des détournements de salaires, à des escroqueries sur les titres d'identité, à des ventes fictives de terrains. L'une de ces plaintes reproche à Trung d'avoir commis un abus de confiance en revendant au Saint-Siège, en 1931, les concessions Capifali et Espelette deux fois plus cher qu'il ne les avait achetées aux intéressés l'année précédente. A la date du 3 septembre, on compte 70 plaintes ainsi formulées.

 

            Survient la mort d'un dignitaire à Tây-Ninh. Lê van Trung fait exposer sa dépouille dans la propre demeure de Trang durant six jours. Poursuivi pour infraction à un arrêté sur la santé publique, il est condamné, le 29 octobre, à 5 francs d'amende.

 

            Ces pénibles évènements approchent de leur dénouement. Le tribunal suprême constitué par décision du Concile qui a voté l'indignité de Lê van  Trung prononce la déchéance de ce dernier et le démissionne d'office de ses hautes fonctions. Il le somme de " remettre la direction de la religion entre les mains du gardien des Lois Pham Công Tac, des cardinaux Tuong, Trang et Tho et de l'archevêque Lâm thi Thanh, et d'aller se reposer le corps et l'esprit ".

 

            Tac, qui n'a jamais eu une attitude très nette, entrevoit dans ces décisions l'éventualité d'un danger nouveau pour le Pham-môn, son principal soutien. Alors, pour lui faire échec, il accorde à Trung l'appui de ce groupement, dont les menaces diversement et habilement proférées aboutissent à créer un climat d'insécurité. Les adversaires du pape intérimaire déclaré indigne et déchu se sentent en réel danger. Lê Ba Trang quitte définitivement Tây-Ninh, bientôt suivi par Nguyên ngoc Tuong. Tous deux gagnent An-hôi, dans la province de Bên-tre, où ils vont procéder à la fondation d'une nouvelle secte caodaïste.

 

            Au Saint-Siège, Trung reste donc le maître, et triomphe. Il y reçoit, en février 1934, la visite d'une commission d'enquête ouvrière du Secours Rouge International, composé de MM. Péri, député, Bruneau, secrétaire de la Fédération unitaire du textile et Chaintron dit Barthel, rédacteur en chef du Journal La Défense.

Quelques jours auparavant, le 13 février, pour non paiement d'amendes judiciaires, il a fait l'objet d'une contrainte par corps et, relâché après paiement, il a renvoyé sa Légion d'Honneur au Président de la

République(22). Le calme retrouvé, il remet un peu d'ordre autour de lui et complète la composition du Comité directeur de la secte, en nommant de nouveaux dignitaires aux places devenues vacantes à la suite du départ de ces adversaires Tuong et Trang.

 

            Si la lutte est terminée, il n'en demeure pas moins que celle-ci a fait beaucoup de mal à la religion, et que le Saint-Siège se trouve dans une situation particulièrement critique. On a vu plus haut le tableau désolé qu'il présente à l'époque(23). Deux nouvelles condamnations interviennent le 28 mars : 200 francs d'amende à Lê van Trung pour ouverture d'une école non autorisée et 100 francs d'amende à Pham Công Tac pour exercice illégal de la médecine. Epuisé par les combats qu'il a fallu mener, découragé par la misère et l'abandon qui règnent autour de lui, miné par la maladie, Lê van Trung s'éteint le 8 novembre 1934.

 

            Il reçoit à Tây-Ninh des funérailles, en présence de plus de trente mille personnes venues assister aux diverses cérémonies qui ne durent pas moins de trois jours.

 

            Jean Dorsenne dans la revue Gringoire(24) a donné de ces fastes la description suivante, particulièrement vivante et colorée :

 

" ...de partout, en auto, en charette, en barque, hommes, femmes, enfants, se hâtaient vers le temple, avec le turban blanc en signe de deuil.

 

Toute la nuit, la foule défile devant le cercueil de forme hexagonale, puisque le coprs y est assis dans la position du Bouddha en extase. Le lendemain, à la tombée de la nuit, le catafalque fut transporté du temple à la place de la " Fraternité universelle ".

 

Quand le maître des cérémonies eut fait ranger tout le monde autour de l'estrade, une extraordinaire rumeur commança à s'élever. On eut dit le grondement lointain de la mer, traversé soudain par des cris aigus et déchirants. C'étaient les prières des morts, sorte de lamentation ronronnante et nostalgique, dominée brusquement par les chants terriblement émouvants des femmes et des enfants.

 

Peu à peu, la place se vida ; des étoiles clignotaient dans le ciel, un vent aigre faisait fumer les torches de résine qu'on avait allumées, près du catafalque. Il ne resta plus, pour veiller le Pape du Caodaïsme, qu'une trentaine de gaillards au visage de bronze énigmatique : les membres d'une secte taoïstes, indifférents à la fatigue, au froid et à la faim.

 

Le troisième jour, qui était le jour véritable des obsèques, la foule était encore plus dense. Les costumes blancs des Annamites en deuil alternaient avec les robes bleues des taoïstes, rouges des confucianistes et jaunes d'or des bouddhistes.

 

Sous la lumière matinale, le catafalque, surmonté de la fleur symbolique du lotus, attirait tous les regards.

                       

Brusquement, la musique annamite, aux notes aigües et criardes, sembla éclater en sanglots. Les clarinettes exprimaient toute la douleur de la foule. Madame Lê van Trung, soutenue par de hauts dignitaires, s'avançait. La musique redoubla et, suivant le rythme des instruments, huit desservants en costumes rouges, jaunes et bleus, se livrèrent à une sorte de danse sacrée pour présenter l'alcool, l'encens et les fleurs qui symbolisaient : " l'énergie, le souffle et les honneurs ".

                       

Et voici les " lays ", les salutations rituelles de tous les adeptes. Rien de plus archaïque, de plus traditionnaliste... Mais, en Indochine, le modernisme fait excellent ménage avec les antiquités.

                       

Quel est donc ce petit disque qui s'élève au-dessus de l'estrade où M. Tac, chef des médiums, et trois hauts délégués ont pris place ?

                       

Tout simplement, le micro... Successivement, M. Tac et ses trois collègues célèbrent en phrases subtiles et imagées les vertus du défunt et son éloge funèbre vole aussi sur les ondes, à travers les plaines cochinchinoises, jusqu'au froid delta tonkinois(25).

 

C'est fini, le cercueil est maintenant transporté au cerveau du sacerdoce. Le pape Lê van Trung n'est plus...

 

Mais le Caodaïsme continue. Il triomphe... "

NOTES

 

1. 14è, 15è et 16è jours du 10è mois de l'année Binh-Dân.

 

2.  Il n'a pas été possible de préciser davantage l'importance de l'assistance à ces fêtes, au sujet desquelles chacun s'accorde pour dire qu'elles avaient obtenu un gros succès d'affuence.

 

3.  Un comité directeur, une assemblée des dignitaires, un corps des médiums, un Grand Concile ( constitué par la réunion de l'Assemblée des Dignitaires et du corps des Médiums), un tribunal des dignitaires, un tribunal des adeptes, un conseil des adeptes.

           

4.  La Revue du Foyer des Etudiants annamites a paru en 1923 et 1924 ; elle comporte 6 brochures illustrées de forme in-4°, ayant 300 pages environ chacune.

           

5.  Outre ses publications bilingues : Qu'est-ce qu'une civilisation ? ( 70 pages in-4° ), La doctrine des Nho

( Confucius et ses disciples ) par Tran Trong Kim, trad. P. Monet ( 173 pages in-4°, avec illustration et cartes ), De la sincérité chez les Annamites par Vu Tam Trao, Trao, trad. P. Monet ( 33 pages in-4° ). Cet officier a exposé l'essentiel de ses conceptions dans plusieurs ouvrages : Avons-nous en Indochine une politique indigène républicaine ?  ( 20 pages in-8° chez l'auteur ) ; Français et Annamites : 1ère partie, Que se passe-t-il en Indochine ? ( 256 pp. in-16°, préface du professeur H. Aulard, PUF 1925 ) ; Les Jauniers, histoire vraie,

( 343 pp. in-16°, Gallimard 1930 ).

           

6.  Dans les pays de l'Union Indochinoise autres que la Cochinchine et le Cambodge, l'administration locale suscite rapidement des difficultés aux propagandistes de Tây-ninh, et les résidents Supérieurs finissent même par interdire toute action de leur part. Un oratoire clandestin crée à Hai-phong périclite très vite et finit par disparaître.

           

7.  N° 4444, p. 1130, avec une intéressante description du Supérieur Lê van Trung :

           

" Vêtu du costume annamite et le front ceint du turban noir national, il offrait le type classique du mandarin d'antan. Une taie voilait son oeil gauche, mais l'autre oeil, à l'abri des lunettes, me dévisageait avec une visible intensité d'observation, nuancée d'inquiétude.

Sa figure était à la fois empreinte de ruse et de bonhomie : un finaud, mais un finaud plutôt sympatique et qui me parut sans méchanceté. J'y cherchais du reste en vain les caractères de l'homme inspiré, de l'ascète mystique qu'on aurait pu attendre d'un fondateur de religion... "

 

Un article plus documenté, plus partial aussi, paraîtra dans la même revue le 3 mars 1934, n° 4748, pp. 262-3, sous la plume de Georges Rémond.

           

8. Recensement de 1926 pour la Cochinchine : 4 048 876 habitants.

           

9. cf. extraits de ce rapport en annexe ( document n° 1 ).

           

10. Cahier de l'Asie du Sud-Est, n° 15-16.

           

11. id.

           

12. La revue Caodaïste, numéro 3, page 7.

           

13. voir en annexe le texte de ce décret ( document n° 2 ).

           

14. En 1932, Tây-Ninh dispose d'au moins 128 oratoires répartis sur l'ensemble du territoire cochinchinois, principalement dans les provinces de My-tho, Bên-tre, Cho-lon, et Gia-dinh.

           

15. Nous citerons, pour mémoire, le soulèvement de la garnison de Yên-Bai ( 10 février 1930 ), puis les manifestations et soulèvements de paysans au Bas-Tonkin, au Nord-Annam et en Cochinchine, sans oublier les répressions sévères qui les suivirent ( cf. Andrée Viollis, Indochine S.O.S., Paris 1935 ).

16. Extrait de la lettre de protestation adressée par Lê van Trung, le 13 novembre 1930, au ministre des Colonies, à Paris . Voir cette lettre en annexe ( document n° 3 ).

           

17. Le Midi Colonial, n° du 8 août 1930.

           

18. La preuve de l'intense activité épistolaire déployée à cette époque entre les dirigeants caodaïstes et divers correspondants en Europe est fournie par un paquet de lettres remis, le 20 septembre 1932, au chef local des services de police par Nguyên van Khank, dit Paul Marchet, directeur du journal Le Phare Indochinois. Cette correspondance met en relief les noms de Guernut, Député de l'Aisne, Emile Kahn, Secrétaire Général de la Ligue des Droits de l'Homme etc... et diverses interventions faites auprès d'Albert Sarraut, Ministre des Colonies, pour obtenir la reconnaissance officielle du Caodaïsme.

La lettre du 13 novembre 1930 adressée au Ministre des Colonies par Lê van Trung ( voir annexe n° 3 ) cite Nguyên van Khanh comme " l'un des signataires les plus acharnés des articles parus contre nous ".

           

19. L'illustration, n° 4748 du 3 mars 1924, pp. 262-3.

           

20. Certains écrits vont jusqu'à lui attribuer le titre de " Dai Tu Phu " ; il s'agit là d'une erreur, car cette appellation est exclusivement réservée au Maître Suprême.

           

21. Leader nationaliste, Conseiller Colonial de la Cochinchine , directeur du journal Duôc Nhà Nam

( Le Flambeau du Viêtnam ), et co-directeur politique, avec Bùi Quang Chiêu, du journal de langue française La Tribune Indochinoise, organe officiel du parti constitutionnaliste indochinois qu'il avait fondé en 1923 avec celui-ci. Après la guerre, il dirigera en 1947 l'un des principaux journaux de Sài-gon, le Viêt-Thanh ( l'Echo du Viêtnam ) et fera partie des 24 personnalités déléguées le 9 septembre 1947 auprès de Bao-Dai à Hong-Kong. En janvier 1950, il succèdera à Bao-Dai comme chef d'un éphémère gouvernement viêtnamien, auquel les Caodaïstes refuseront de participer.

           

22. Voir en annexe la lettre expliquant ce renvoi ( document n° 4 )

           

23. Voir ci-dessus p. 182.

           

24. Gringoire, numéro du 18 janvier 1935.

           

25. Il y a là, à n'en pas douter, une exagération de la part de l'auteur de cette relation, car il semble bien que les obsèques ne furent pas radiodiffusées.

 

ANNEXE N° 1

 

            - En réponse à un télégramme venant de Paris et reçu le 17 avril 1927, à son retour d'une tournée, le Gouverneur de la Cochinchine demandait au Gouverneur Général de câbler à Paris que :

 

" ... Propagande caodaïste est enrayée et n'a eu jusqu'ici d'ailleurs aucun caractère anti-français... "

           

            - Un rapport du Gouverneur de la Cochinchine, M. de la Brosse, au Gouverneur Général, en date du 28 avril 1927, disait notamment :

 

" On a pu penser un moment qu'une secte religieuse nouvelle, le Caodaïsme, était susceptible d'être utilisée à des fins politiques. Je ne dirai pas ici ce qu'est le Caodaïsme, j'ai fourni à ce sujet au Gouvernement Général une documentation très complète. Certains procédés, comme l'emploi des médiums, était notamment de nature à inquiéter les pouvoirs publics. Bien des faits dans le passé ont montré le danger de ces pratiques en effet sur les populations superstitieuses et impressionnables. Et il n'est pas douteux que l'influence des médiums sur les nombreux Cambodgiens qui se rendent aux cérémonies de Tây-ninh aurait pu être, un jour venu, défavorable au maintien de l'ordre. Les rappels adressé aux fonctionnaires pour les inciter à surveiller le nouveau culte et à prévenir toute violation de la neutralité religieuse de la part des agents indigènes ont ramené la propagande caodaïstes à des proportions plus limitées. D'autre part, au cours d'entretiens avec M. Lê Van Trung, prophète

" par la grâce de Dieu " de la nouvelle religion, je l'ai invité à interdire l'emploi, que je considère comme illicite, de pratiques spirites dont la science française a démontré la supercherie. Sans doute l'Etre Suprême a-t-il bien voulu reconnaître le bien fondé de ces observations car, peu après, les médiums ont annoncé qu'il cesserait de se manifester par leur truchement aux fidèles, et depuis, ces médiums eux-mêmes se sont tus. Les brochures caodaïstes parues à ce jour ne contiennent rien que des principes dont la moralité est inattaquable, et certains faits, incitations à ne pas payer l'impôt reprochés aux Caodaïstes, n'ont pu être établis. Dans ces conditions, je n'ai pas cru devoir faire donner suite à quelques procès-verbaux dressés par la gendarmerie de Tây-ninh à ces Caodaïstes pour des réunions non autorisées de plus de 20 personnes ; dans l'état actuel de la législation, les délinquants eussent été passibles de 5 francs d'amende, alors que L'Administration leur eut fait, en leur donnant une auréole de martyrs, pour beaucoup plus d'argent de publicité. Je tiendrai par contre la main à ce que l'usage des médiums ne se renouvelle plus et à ce que les cérémonies du nouveau culte demeurent publiques, comme celles des autres religions pratiquées en Indochine.

           

Les derniers rapports des chefs de province, en dehors de celui de l'Administrateur de Tây-ninh, passé d'une grande admiration première pour le Caodaïsme à une méfiance proche d'une vive inquiétude, sont unanimes à constater un arrêt dans la propagande de la secte et en général la correction de ses adhérents. Une surveillance sérieuse mais discrète devra continuer cependant à s'éxercer sur une nouveauté religieuse que les constitutionnalistes annamites ont cherché à prendre un moment, contre nous, sous leur protection, bien que, déclare M Lê Van Trung, elle ait pour but de faire disparaître les rivalités entre les races, tendent ainsi à assurer une véritable collaboration franco-annamite.

           

Sans trop nous arrêter à une si belle perspective, j'estime qu'il ne convient pas d'assimiler actuellement le Caodaïsme à la secte Surikat Rayat que contribua à propager le communisme à Java. Sans négliger de prendre cette résurrection du Taoïsme chinois au sérieux, il n' y a pas lieu de donner à cette rénovation un caractère de gravité tragique... "

 

ANNEXE N° 2

 

            Saint-Siège de Tây-Ninh.

            Décret de suspension de l'Archevêque Nguyên Van Ca, en religion Thai-Ca-Thanh.

            L'Archevêque Principal, Chef des dignitaires hommes,

            Vu le Décret papal n° 4 du 3e jour du 10e mois de l'année Canh-Ngo, articles 2, 5, et 7, fixant les pouvoirs de l'Archevêque Principal ;

            Attendu que lors de son entrée en religion l'Archevêque Thai-Ca-Thanh a fait le serment de " ne connaître que la religion Caodaïque, ne jamais changer de caractère, d'idées, et de s'unir avec tous les apôtres pour observer les règlements des religieux caodaïques " ;

            Attendu que le 1er jour du 9eme mois de l'année Mâu-Thin ( 13 - X - 1928 ) devant l'autel élevé à l'oratoire de Thu-duc pour la prestation de serment de tous les dignitaires, Thai-Ca-Thanh a juré de se baser, en toutes circonstances, sur les ordre du Maître, de ne jamais déroger aux règlements et de ne jamais fonder des schismes ;

            Attendu que les principes religieux obligent tous les dignitaires à observer mutuellement la concorde, l'ordre, la parfaite distinction entre grands et petits et à se défendre de former des schismes ;

            Attendu que l'Archevêque Thai-Ca-Thanh n'a pas, non seulement obéi aux ordres du Saint-Siège, mais encore a fondé un parti dénommé auparavant Dai-Dao Tam-Ky Minh-Ly Hôi, et ensuite Minh-Chon Ly,

Hiêp-Ngu Chi, lequel s'est servi de la corbeille à bec ( qui n'est pas celle du Hiêp-Thiên-Dai, tour où les Esprits communiquent avec les humains ) pour induire les gens en erreur, ce qui est la cause de ce que des dignitaires et des adeptes s'éloignent des vrais principes de la religion de Dieu, ce qui constitue preuve de rébellion contre la Religion ;

            Attendu que ce frère s' est servi du grade d'Archevêque conféré par la religion caodaïque pour lui permettre de pratiquer la Religion, pour engendrer des désordres à celle-ci, il est apparu nécessaire d'en informer les adeptes et les autres gens, information qui, au surplus, constitue un moyen pour empêcher l'Archevêque Thai-Ca-Thanh d'aggraver sa faute et encourir les lourds châtiments spirituels ;

            Décrète :

            Article premier :

            L'archevêque Thai-Ca-Thanh est suspendu de ses fonctions pendant trois ans à compter du jour de la signature du présent décret, par application du jugement rendu par le Tribunal Caodaïque dans sa séance du 15ème jour du 7ème mois de la présente année.

            Article 2 :

            Thai-Ca-Thanh n'a plus le droit de pratiquer la religion en qualité d'Archevêque à compter de ce jour.

            Article 3 :

            Le dignitaire archiviste et le chef religieux de la province de My-tho sont chargés de l'exécution du présent décret, d'en faire des extraits pour les afficher dans les différents oratoires de la religion caodaïque et d'en aviser tous les adeptes.

 

                                                                                  Fait au Saint-Siège, le 25 - VIII - 1932.

                                                                                  Signé : Lê Ba Trang.

 

ANNEXE N° 3

Protestation du chef de la Religion Caodaïste au Ministre des Colonies.

 

                                                                       Tây-ninh, le 13 novembre 1930

                                                                       A MONSIEUR LE MINISTRE DES COLONIES - PARIS

            Monsieur le Ministre,

            Représentant de la Religion Caodaïste qui compte en Cochinchine plus d'un million d'adeptes sur une population de trois millions et demi, j'ai l'honneur, au nom de la Liberté de conscience que la France a inscrite sur les plis de son drapeau, de prtester contre les paroles attribuées à M. le Gouverneur général Pasquier qui, publiées dans la presse indochinoise, n'ont jamais reçu de démenti.

            Ces paroles, les voici :

           

            " Le Caodaïsme, loin d'être une respectable religion, n'est qu'une vaste affaire d'escroquerie ; il faut tout faire pour empêcher sa propagation. "

           

            Ces paroles, dans la bouche du représentant de la France, sont d'une particulière gravité, puisqu'elles font insulte à un million de vos sujets.

            Le Caodaïsme que M. le Gouverneur général Pasquier juge aussi sévèrement, il ne le connaît pas, il ne s'est jamais donné la peine de le connaître et malgré nos démarches, il ne nous a même jamais favorisé d'une audience(1). Il nous condamne sans nous entendre et tranche de haut en Grand Seigneur à la manière des gens de qualité du théâtre de Molière.

            Je vais donc profiter de la présente protestation, Monsieur le Ministre, pour relater en quelques mots les angoisses de nos fidèles et attirer votre attention sur leur vie qui s'écoule dans un perpétuel état de persécution.

            On essaie de nous représenter, tantôt comme des révolutionnaires, tantôt comme des communistes, et la qualification d'escroc, plus bénigne cependant, est une troisième manière de jeter sur notre religion l'opprobe émanant d'un homme trop bien placé, pour savoir que nous ne rentrons dans aucune des deux catégories précédemment citées.

            Après de telles paroles, la foule - ( celles des Français en particulier que notre doctrine indiffère ) - n'a plus qu'à répéter le jugement tout fait qu'on lui propose, ce qui évite l'effort - trop fatigant pour son intelligence moyenne - de se documenter elle-même.

            Vous pouvez dès lors juger, si nous servons de pâture à tous les fonctionnaires subalternes français et indigènes qui se croient d'autant plus puissants, qu'ils violent plus effrontément les lois qui nous régissent ; et vous devinez que les abus perpétrés contre nous deviennent oeuvre pie et signalent à l'avancement ceux qui les commettent en raison du zèle excessif qu'ils n'hésitent pas à y déployer.

            En conséquence, on viole nos demeures privées, on arrête nos adeptes, on perquisitionne sans mandat, on arrache et on détruit nos images pieuses, - et si elles sont sous verre on brise la glace pour mieux les atteindre - en un mot , on commet des actes qui ne sont d'aucune utilité pour renforcer l'autorité française et qui sont considérés comme des sacrilèges par plus d'un million de vos sujets.

            Voilà les seules preuves de nos escroqueries que peut apporter M. le Gouverneur général à la Nation française, avec l'opinion de tous ceux qui rapportent sans contrôle, en circuit fermé, ce qu'ils ont entendu dire par lui.

            Néanmoins, il n'est point superflu de proposer à votre esprit, Monsieur le Ministre, le raisonnement suivant :

 

            L'escroquerie est un délit prévu par le Code pénal.

            Si nous sommes des escrocs, appliquez purement et simplement la loi, et punissez-nous pour escroquerie, vous serez dans la légalité et vous aurez l'opinion publique avec vous ; mais ne venez pas violer nos domiciles et commettre des actes dignes d'iconoclastes et non d'auxiliaires de la Justice.

            Mais, le hasard veut que nous soyons inculpés de tout ce qui se passe par l'imagination de nos persécuteurs sans que, par une coïncidence incompréhensible, le mot escroquerie ait jamais fait partie de l'inculpation.   

            Les arrestations se terminent, après une longue prévention, soit par un non-lieu, soit par une poursuite en réunions illicites, quelquefois par une inculpation de complot, suivant la fantaisie de celui qui nous pousuit. L'affaire ensuite est jugée la plupart du temps par des hommes qui sont en même temps juges et résidents, qui ont déclenché les poursuites et prononcent eux-même la sanction. C'est vous dire que nous avons toutes les chances qu'ils ne se donnent pas tort à eux-même et surtout qu'ils ne donnent pas tort au chef hiérarchique qui détient leur avancement : M. le Gouverneur général.

            Quant aux abus dont nous sommes les victimes, nous sommes prévenus que M. le Procureur général refuse de les poursuivre, ils peuvent donc continuer en toute sécurité.

            En Cochinchine, de nombreux journaux français nous ont attaqué - mais à la manière de M. le Gouverneur général, c'est-à-dire au petit bonheur et sans savoir.

            Un des signataires les plus acharnés des articles parus contre nous, est un nommé Paul Marchet. Nous avons voulu savoir quel était en réalité cet ennemie irréductible.

            Voici ce que nous avons recueilli :

 

            M. Nguyên Van Khanh dit Paul Marchet est un ancien séminariste, client des missions catholiques, qui donne des marques de dévouement à la main qui le nourrit.

            Or, si les missions catholiques n'ont aucune inquiétude en tant que Françaises, elles ne voient pas sans mauvaise humeur les indigènes revenir aux cultes de leurs aïeux, légèrement modifiés et réformés par nos doctrines.

            Le Caodaïsme dont les principes sont en conformité avec l'âme du peuple annamite se développe malgré les persécutions quotidiennes et le désir contraire récemment exprimé de M. le Gouverneur général avec une poussée irrésistible plus forte que toutes les persécutions.

            A qui avons-nous escroqué de l'argent ?

            Nos temples ne se bâtissent pas moins spontanément que le Sacré-Coeur de Paris, la basilique de Lourdes ou l'Oratoire de Saint-Thérèse de Lisieux.

            Si nous avons des temples, il a fallu les construire et les fidèles qui ont contribué volontairement à cette oeuvre, n'ont pas été plus escroqués que les Catholiques qui, dans la France tout entière, ont versé aux quêtes faites dans le but d'élever des autels qui leur semblaient plus prédestinés à leurs prières.

            Nous n'avons encore jamais sollicité d'argent " pour sauver de la mort les petits Chinois que les parents jettent en pâture aux cochons " et nous sommes heureux que les Chinois, comme les Annamites aient, au contraire, comme premier souci, celui de se réserver une postérité qui leur rendra le culte après la mort.

            Nous ne quêtons pas non plus pour le denier de Saint-Pierre, ni pour les âmes du Purgatoire, car nous savons que l'Au-delà a mis entre elles et nous une barrière douanière infranchissable qui ne laisse pas passer les métaux précieux pour la plus grande tranquilité des bienheureux.

            ... Et de plus, chez nous, LES PRIERES SONT GRATUITES.

            Dans ces conditions, vous nous voyez navrés à juste titre des paroles graves d'un Gouverneur général jetant sur nous l'opprobe à la légère et dénonçant à la persécution des mauvaises natures plus d'un million de personnes sur trois millions et demi que comporte votre possession d'Extrême-Orient.

            Nous savons que la France ne veut point ces choses : mais nous savons aussi qu'elle est faible et que sa sollicitude n'a pas une force suffisamment agissante pour maintenir sévèrement ses principes au loin ; qu'elle se trouve, en un mot, sans moyens d'action sur ceux auquels elle a, en quelque sorte, délégué ses pouvoirs et qui trahissent ses directives généreuses.

            En conséquence, vous nous voyez obligé, Monsieur le Ministre, de venir protester entre vos mains au nom de plus d'un million d'adeptes qui ont embrassé la religion caodaïste parce qu'elle répond à leur idéal religieux et non comme le grand nombre des autres religions parce qu'ils restent simplement dans la religion où ils ont été élevé. En sorte que si l'on faisait le décompte des gens activement croyants et convaincus, nous viendrions peut-être en tête des religions pratiquées en Indochine.

            Je ne doute pas que l'homme éclairé que vous êtes ne prenne notre protestation en considération et nous terminons cette lettre par une déclaration de loyalisme vis-à-vis de la Nation Française, acte que nous n'avons jamais manqué de faire et de renouveler à l'occasion de chaque avènement d'un chef de la Colonie.

            Je vous prie de trouver, sous ce pli, un dossier de divers documents qui viendrons vous apporter les preuves de ce que nous avons avancé.

            Daignez agréer, Monsieur le Ministre, l'assurance de nos sentiments respectueusement dévoués.

 

                                                                       M. LÊ VAN TRUNG

                                                                       Chevalier de la Légion d'Honneur

                                                                       Ancien Conseiller Colonial

                                                                       Ancien membre du Conseil du gouvernement

                                                                       Chef de la religion Caodaïste à Tây-ninh ( Cochinchine )

 

1. Cette audience a été demandée le 10 mai 1930 à M. le Gouverneur Général. Parmi les signataires qui auraient pu se recommander à son attention, se trouvaient deux Chevaliers de la Légion d'Honneur et une dame annamite qui, à elle seule, a versé à la France plus de 500 000 francs pour ses emprunts de guerre. Tels sont les représentants choisis par cette " vaste affaire d'escroquerie ".

 

ANNEXE N° 4         

Lettre de M. Lê Van Trung, pape caodaïste, renvoyant au Président de la République son ruban de Chevalier de la Légion d'Honneur.

                                                                       Tây-ninh, le 4 mars 1934.

 

                                                                       A MONSIEUR LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE                                                                 FRANCAISE - PARIS.

 

            Monsieur le Président de la République,

            J'ai l'honneur de venir très respectueusement remettre entre vos mains la décoration de Chevalier de l'ordre national de la Légion d'Honneur que m'a conféré la République française.

            Fonctionnaire apprécié et estimé pendant douze ans, Conseiller colonial ensuite pendant huit ans, enfin membre du Conseil de gouvernement de l'Indochine pendant douze ans, telles sont les trente-deux années de vie mises loyalement au service de la France qui m'ont valu cette haute récompense de la République.

            Après ma vie publique, je m'apprêtais de finir mes vieux jours dans un coin de terre oublié en Cochinchine quand soudain ( 1926 ) je fus appelé par l'Invisible à reprendre ma tâche pour l'unification de toutes les religions existantes, pour semer parmi les peuples l'amour du bien et des créatures de Dieu, la pratique de la vertu, apprendre à aimer la justice et la résignation : révéler aux humains les conséquences posthumes de leurs actes, tout en assainissant leur âme.

            Ainsi fut né le Bouddhisme rénové ou Caodaïsme.

            Depuis huit ans, je me consacre entièrement à cette oeuvre de la fraternisation des races, convaincu que la nouvelle religion constitue un des puissants facteurs indispensables à la réalisation d'une collaboration loyale et sincère de tous les peuples et d'une paix mondiale durable.

            Le Caodaïsme comprend aujourd'hui plus d'un million de fidèles composés d'Annamites en très grande partie et de Cambodgiens, Laotiens, Moïs et Chinois.

            Nous ne sommes pas compris peut-être par le Gouvernement colonial ?

            Toujours est-il que le Caodaïsme est sans cesse injustement frappé.

            A nos doléances et à nos réclamations, on répond par des actes arbitraires et des persécutions religieuses.

            A l'heure qu'il est, on fait tout pour atteindre le promoteur de cette nouvelle église dans son honneur.

            Dans de nombreux documents, je me permets d'extraire les passages édifiants ; ci-après une lettre que j'ai écrite récemment à M. l'Administrateur Vilmont, chef de la province de Tây-ninh ( Cochinchine ) :

 

" En ce qui concerne vos récentes instructions, je vous serais obligé de bien vouloir me faire connaître jusqu'à quand est applicable cette nouvelle règlementation des cultes.

Quand aux évènements dont vous avez fait allusion dans votre lettre, je me permets de vous faire remarquer que si vous aviez bien voulu tenir compte de mes requêtes et de mes droits, sinon de chef du Sacerdoce caodaïste, du moins de chef du Temple de Long-thanh ( Tây-ninh ), ces désordres n'auraient jamais eu lieu. Mieux que tout autre, vous saviez que les désordres que vous signalez aujourd'hui ne venaient pas de nous.

La réunion du 24 novembre dernier, autorisée par vous à se tenir dans mon temple, à des personnes tout à fait étrangères à la religion et malgré ma lettre n° 349 du 22 novembre 1933, est un véritable défi, sinon une insulte jetée sans motif à la face d'un vieux et loyal serviteur de la France doublé d'un décoré de la Légion d'Honneur.

Il m'est vraiment pénible de constater ces choses à l'heure où tous mes efforts et tout mon dévouement sont mis sincèrement au service de la cause commune des deux peuples, c'est-à-dire à l'entente cordiale et sincère des deux races appelées par la Volonté du Tout-Puissant à vivre en communauté de vie et d'intérêts. "

 

            Naturellement, ces doléances sont restées sans réponse. Par contre les persécutions se font de plus belle.

            La dernière en date fut mon emprisonnement, le 22 févier dernier, pour dette due au fisc par 34 de mes corréligionnaires, prétexte tout à fait fallacieux.

            Le Chevalier de la Légion d'Honneur, à l'aurore de sa soixantième année, fut jeté en prison sans qu'aucune formalité prescrite par la loi fût observée.

            J'ai séjourné deux jours et demi dans une cellule de la prison de Tây-ninh avec mon ruban et ma carte de chevalier sur moi.

            Ainsi, aux yeux du Gouvernement colonial, la Légion d'Honneur ne signifie rien, l'infamie peut l'atteindre.

            Tout le tort revient-il à la République qui ne devait pas conférer cet insigne honneur à un pauvre indigène ?

            J'accomplis mon geste avec d'amers regrets, mais je préfère ne plus porter une très haute distinction à laquelle le Gouvernement colonial n'a aucun égard et qui ne peut même plus devenir un éclatant témoignage de mon attachement à la France.

            Cependant, confiant en la justice de cette France, douce, généreuse, que j'ai toujours aimée, je pousuivrai jusqu'au bout ma tâche sans passion et sans haine, espérant qu'on voudra bien un jour se rendre compte des erreurs commises et rendre justice à une religion qui n'a d'autre prétention que celle d'apporter au monde la paix et la concorde.

           

            Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l'expression de mon plus profond respect.

 

Signé : LÊ VAN TRUNG.